En 1835, année de la création de La Juive à Paris, l’opéra français voit grand. Sous l’impulsion de Véron et Duponchel, les deux directeurs de l’Académie nationale de musique, le genre lyrique se préoccupe d’abord d’effets scéniques. Des livrets inspirés de faits historiques sont prétextes à de larges fresques théâtrales où la munificence de décors tape-à-l’œil rivalise avec la débauche de figurants et d’accessoires, où la machinerie est sollicité au-delà du raisonnable, où chœurs et ballets occupent une place prépondérante, où des animaux vivants, ancêtres du bœuf Easy Rider dans Moses und Aron mis en scène cette saison par Romeo Castellucci, servent à parfaire la reconstitution. Agacé par cette surenchère de procédés pompeux, Castil-Blaze traitera La Juive d’opéra « Franconi » du nom de la famille propriétaire des chevaux de cirque à Paris, tandis que Fetis, dans sa Biographie universelle des musiciens fera le constat qu’« on attribuait son succès au luxe de sa mise en scène, tandis que ce luxe était l’obstacle le plus considérable à l’appréciation du mérite de la musique ».
Cette dernière, si elle n’est qu’un élément du spectacle, n’en est pas moins spectaculaire. La masse de voix et d’instruments requis assure un niveau de décibels suffisant pour frapper les esprits. Halevy était reconnu en son temps pour ses talents d’orchestrateur, osant même recourir au tam-tam à la fin du 3e acte, dans la scène de l’anathème, pour impressionner davantage. Vocalement, Paris en 1835 était encore sous influence italienne. Les créateurs de La Juive – Adolphe Nourrit (Eléazar), Cornélie Falcon (Rachel), Julie-Aimée Dorus-Gras (Eudoxie), Nicolas-Prosper Levasseur (Brogni) – appartiennent à l’histoire du chant. En l’absence d’enregistrement, leurs voix nous demeurent à jamais muettes mais les multiples partitions conçues à leur exacte mesure donnent une idée précise de leur profil vocal. Au-delà de leurs particularités, tous combinaient l’art de la déclamation, hérité du « grand style français », à la science belcantiste importée par Rossini puis propagée par Bellini et Donizetti, compositeurs dont tous étaient également des interprètes familiers. Si emphatique soit-elle, la partition de La Juive regorge de traits virtuoses – trilles, roulades et autres ornementations – jugés plus tard superflus sous prétexte de vérité théâtrale.
© Wilfried Hösl
Ces quelques informations contextuelles pour expliquer notre appréciation d’un spectacle qui nous semble n’avoir pris en compte que peu des éléments constitutifs de La Juive. Opéra « Franconi », processionnaire et prolixe ? La mise en scène tourne résolument le dos à l’excès de décorum en optant pour un long mur gris qu’éclairent sporadiquement des slogans religieux en allemand – « Dieu est en chacun » par exemple – et quelques vidéos lourdement explicites – le sacrifice d’un agneau inspiré de Zurbarán. Une telle sobriété n’a rien de rédhibitoire, à condition d’en compenser le dénuement par une réflexion sur un livret dont le sujet – l’intolérance religieuse – trouve aujourd’hui un écho tragique dans une actualité insupportable de violence. Rien de tel à Munich. Homme de théâtre à la réputation sulfureuse, jugé souvent scandaleux en raison de la crudité de ses (re)lectures, Calixto Bieito semble avoir été intimidé par un ouvrage qui offre peut-être un champ d’application trop vaste aux provocations dont il est coutumier. Sa seule audace se limite à barbouiller de sang les mains des protagonistes. De sa part, on espérait plus d’imagination. Le public aussi, qui dérouté, a copieusement hué au moment des saluts ce que l’on suppose être l’absence d’idées.
Clarté de la prononciation française emprunté à la tragédie lyrique ? Exceptés Roberto Alagna et, dans une moindre mesure, John Osborn et Ain Anger, on ne saisit pas un traître mot du texte, ce qui, additionné à l’illisibilité de la mise en scène, n’aide pas à suivre de près les enjeux du drame. Le chœur, insuffisamment préparé, patauge lui aussi dans une langue incompréhensible ajoutant encore à la confusion des ensembles.
Heritage belcantiste ? Là aussi, une fois appréciée l’émission haute et agile de John Osborn, ténor rompu au répertoire rossinien auquel Léopold fait vocalement référence, le compte n’y est pas. Roberto Alagna est un Eleazar à la diction miraculeuse, au médium d’airain et à l’investissement dramatique perceptible jusque dans l’accablement de la silhouette mais le chanteur – tendu ou fatigué en ce soir de première ? – bute en fin de quatrième acte sur la cabalette « Dieu m’éclaire » après un « Rachel, quand du seigneur » angoissé. L’engagement scénique d’Alexandra Kurzak aide à accepter sa reconversion prématurée en soprano dramatique. Après tout, Cornélie Falcon et Julie-Aimée Dorus-Gras partageaient plusieurs rôles, dont Elvira dans Don Giovanni, même si la voix de la seconde était infiniment plus légère. On regrette cependant qu’elle ait abandonné le rôle de la princesse à Vera-Lotte Böcker tant cette dernière, pourtant très applaudie, semble étrangère à une écriture dont le style s’avère encore moins maîtrisé que la langue. Ain Anger essaye d’occuper autant qu’il lui est possible la large tessiture de Brogni, dût l’intonation parfois en pâtir. Dans la fosse, Bertrand de Billy dirige sans passion une partition censément exaltée que l’on a amputée de ses ballets et de son ouverture – remplacée par un Te Deum enregistré sur l’orgue de la Jesuitenkurche St. Michael.