Festival ou non, la vie lyrique française semble bruire cette saison davantage en Province qu’à Paris. L’audace, l’innovation, la surprise, c’est dans les régions, de l’autre côté du périphérique, qu’il a fallu dernièrement les chercher. Sans refaire le film, citons en vrac pour appuyer notre propos L’Artaserse de Vinci à Nancy, Salomé dans le nouvel auditorium de Bordeaux, Rienzi à Toulouse, Cléopâtre à Marseille ou, ce mois-ci toujours dans la cité phocéenne, Les Troyens que l’on n’a pas applaudis en France depuis une petite dizaine d’années et in loco depuis 1989 (soit un quart de siècle tout de même). On sait le grand opéra de Berlioz, sinon maudit du moins insuffisamment considéré, depuis sa création qui eut lieu en Allemagne et en allemand vingt ans après la mort du compositeur. Un comble pour un ouvrage emblématique du style français, héritier de la tragédie antique et lyrique, telle que l’établirent Gluck avec Alceste et Spontini avec La Vestale. On sait les difficultés auxquelles se heurta le compositeur pour ériger les deux colonnes de son chef d’œuvre – La prise de Troie et Les Troyens à Carthage – et l’importance des moyens requis à tous points de vue – théâtral, musical, vocal – pour lui rendre justice. Même en version de concert, il faut de l’audace pour proposer aujourd’hui cette épopée sur une scène d’opéra. Mais, contrairement à l’adage, la fortune ne sourit pas toujours aux audacieux, du moins à Marseille.
Déjà, un mauvais virus semble ce 15 juillet affecter la double reine de la soirée, Béatrice Uria-Monzon qui relève le défi d’interpréter à la fois les rôles de Cassandre et de Didon. Visiblement souffrante, la mezzo-soprano met longtemps à trouver ses marques, quatre actes pratiquement jusqu’à l’extatique « nuit d’ivresse » qui la voit se départir enfin de sa réserve et investir totalement le personnage de Didon. Cassandre auparavant aura montré de réels efforts de diction mais l’écriture, si elle ne pose pas de problème à Béatrice Uria-Monzon, flatte moins sa voix que celle de Didon, placée légèrement plus haut. La personnalité même de la princesse troyenne semble moins lui convenir, avec son discours haletant, ses imprécations projetées au-dessus de la masse sonore et son intensité tragique. Carthage la trouve plus dans son élément, ne serait-ce que par la noblesse de son premier air « Nous avons vu finir sept ans à peine » ou son duo avec Anna, même si la présence saisissante de Clémentine Margaine, à ses côtés, joue en sa défaveur. Puis vient le duo d’amour, déjà évoqué, et surtout la scène finale – le suicide de Didon – dont Béatrice Uria-Monzon réussit à restituer la grandeur sublime, le chant définitivement dompté, habillé de nuances, dans une justesse de ton et une grandeur d’accent remarquables.
Tout n’est pas rose non plus pour Roberto Alagna en ce lendemain de 14 juillet où il chantait La Marseillaise face à 600.000 personnes sur le Champ-de-Mars (voir brève du 27 juin dernier). Notre ténor public numéro un fait son entrée sur scène comme un taureau dans l’arène. La diction coule d’évidence, la déclamation et le volume sont superlatifs mais déjà l’extrême aigu supporte mal la tension. L’héroïsme déployé aux deuxième et troisième actes accentue la fatigue. Le choix d’interpréter le duo d’amour en voix mixte en est-il la conséquence ? La solution, si elle ne manque pas de poésie, n’est pas la meilleure en termes d’équilibre et de contraste, la mezzo-soprano prenant le pas sur le ténor. Impitoyables, les tensions de l’air puis du duo du cinquième acte achèvent de déstabiliser cet Enée trop nerveux. L’appréhension est perceptible, le chant crispé, quelques répliques passent à l’as. La situation se tend au moment des saluts. Pris à parti par un spectateur du premier rang, Roberto Alagna, abandonne ses partenaires et descend dans la salle s’expliquer. Après deux ou trois minutes de palabres, le ténor remonte sur scène mais le public, agacé par son comportement, manifeste sa réprobation. D’éparses, les huées s’intensifient tandis que les partisans d’Alagna, en guise de riposte, redoublent d’applaudissements*. La bataille n’aura pas lieu mais subsiste un sentiment de malaise qui rejaillit sur l’impression laissée par la soirée, au détriment des artistes réunis pour l’occasion.
Si courtes soient leurs interventions, la majorité témoigne de la qualité du chant français aujourd’hui : Marie Kalinine (Ascagne), Alexandre Duhamel (Panthée et Mercure), Antoine Garcin (prêtre de Pluton et 2e sentinelle), Bernard Imbert (Un chef grec, 1ere sentinelle), Nicolas Courjal dont le chant s’impose quel que soit le rôle considéré (Narbal, Priam, Hector), Clémentine Margaine qui, comme déjà dit, fait sensation en Anna. La prononciation, la projection, le velours unique laissent imaginer la Dalila qu’elle sera un jour. L’Allemagne et le Nord de l’Amérique l’ont bien compris, eux qui l’invitent à chanter Marguerite (La damnation de Faust), Dulcinée (Don Quichotte), Carmen à Berlin, Munich, Chicago, Dallas, Toronto et Washington quand Paris se contente de lui proposer Siebel (Faust). Le jeune ténor, Gregory Warren, est en revanche un peu vert pour Iopas et Marc Barrard, un peu mûr pour Chorèbe.
Stimulés par la direction de Lawrence Foster, l‘Orchestre et les Chœurs de l’Opéra de Marseille se surpassent, Là encore, l’audace ne porte qu’à moitié ses fruits. Si peu à peu, le discours gagne en souplesse et en éloquence, l’éventail de couleurs orchestrales utilisées par Berlioz n’est que partiellement exposé. Une chasse royale et un orage évocateurs (et chaleureusement applaudis) au début du quatrième acte font regretter la suppression des autres intermèdes symphoniques, dût la soirée, déjà longue – près de cinq heures sans qu’on voie le temps passer – durer 30 minutes de plus.
* Depuis, Robert Alagna, souffrant, a annulé sa participation au concert du 19 juillet aux Chorégies d’Orange.