Cornélienne ? schillérienne ? shakespearienne ? La Force du destin est avant tout verdienne, et c’est ce que montrent avec éclat les remarquables interprètes réunis ce soir dans le Victoria Hall de Genève pour une représentation en version de concert, sous la direction tour à tour impétueuse et recueillie, impérieuse et sensible de Paolo Arrivabeni. Verdienne, cette vibrante intensité, verdienne cette romantique noirceur, verdienne cette passion qui anime chaque son et chaque mot, verdien ce lyrisme déchirant qui irrigue la parola scenica comme la totalité de l’Orchestre de la Suisse romande.
Si le début (ouverture et début du premier acte) paraît manquer de netteté dans l’affirmation des timbres et des contrastes, comme s’il fallait un temps d’adaptation à l’acoustique des lieux, la puissance dramatique de la musique et du chant s’affirme rapidement. On peut bien sûr regretter, pour une œuvre aussi spectaculaire, l’absence de mise en scène – mais voilà qui évite par ailleurs de se focaliser sur un aspect seulement de la représentation d’opéra, et souvent sur des choix étrangers à ceux du compositeur. Peut-être en écoute-t-on d’autant mieux la palette des instruments, les solos de clarinette, de hautbois, de flûte, les frémissements des cordes et les interventions des cuivres, l’inventivité de la composition, la richesse, la diversité et la virtuosité des voix. Peut-être en oublie-t-on moins facilement qu’un opéra est d’abord l’œuvre d’un musicien inspiré par un livret, et que sa spécificité est vocale et musicale avant que d’être mise en scène.
Toute notre attention se porte donc sur la musique et le chant, sur la théâtralité sonore de Csilla Boross en premier lieu, voix pleine, charnue, bien projetée, puissante dans les aigus, qui rend palpable la souffrance de Leonora déchirée entre l’affection qu’elle porte à son père, l’émouvant Alexander Teliga, et son amour pour Alvaro, qui a ici le timbre séduisant et le souffle ductile du ténor Aquiles Machado. Version concertante oblige, les uns et les autres ne bougent guère, et pourtant, dans les quelques gestes qu’ils esquissent, dans l’expression de leurs visages, dans les postures de leurs corps, tout accompagne efficacement, quoique discrètement, les sentiments qui animent les personnages qu’ils interprètent.
Luttant presque avec l’orchestre au premier acte, le ténor Aquiles Machado développe ensuite une vigoureuse expressivité, sans préjudice de l’intériorité toute romantique qui caractérise son chant, dans la Romance de l’acte III, et une ampleur sonore qui lui permet de se mesurer plus tard avec la voix de bronze du baryton Franco Vassalo, Carlo de Vargas de haute stature, au souffle puissant et à la projection majestueuse.
Avec le choix d’Ahlima Mhamdi, membre de la Troupe des jeunes solistes en résidence (et déjà entendue sur la scène du Grand Théâtre en Afra dans Wally en 2014), on rend aussi justice à Verdi en confiant le personnage de Preziosilla, comme il le souhaitait, à une voix de premier ordre, qui intervient avec brio et autorité. Vitalij Kowaljow met sa basse somptueuse au service d’une interprétation profondément humaine du Padre Guardiano, ce qui nous vaut notamment un duo magnifique avec Csilla Boros et un superbe finale du deuxième acte, avant une fin du IV proprement bouleversante dans son retour à la sérénité.
On ne peut dire que du bien des autres rôles, depuis le Frère Melitone de José Fardilha jusqu’au Chœur du Grand Théâtre de Genève, désormais placé sous la direction d’Alan Woodbridge, et dont sont issus les interprètes des seconds rôles assurés avec talent : Johanna Ritiner Sermier en Curra, Nicolas Carré en Alcade, Rémi Garin en Maître Trabuco, qui se taille un vif succès auprès du public, et le chirurgien alerte et sonore de Seong-Ho Han.
Paolo Arrivabeni, après avoir insufflé à l’orchestre et aux chanteurs la ferveur et la passion du drame, semble à la fin du dernier acte retenir chaque note, coupant littéralement le souffle au public qui attend sans un bruit que la baguette du chef retombe, au bout de longues minutes, pour manifester son enthousiasme et sa reconnaissance, aux artistes, à Verdi.