La météo l’avait annoncé 15 jours avant : en plein milieu d’un bel été ensoleillé, il pleuvrait à Bregenz dans la soirée du 18 août. Et de fait, à peine le premier air de la reine de la nuit terminé, une violente pluie s’est abattue sur la ville pour toute la durée du spectacle, et pourtant sans l’interrompre : chapeau bas aux interprètes qui ont vaillamment défendu leurs rôles dans ces conditions extrêmes, où par moment on entendait plus les éléments déchaînés que le son de leur voix. L’orchestre, lui, est protégé, mais les spectateurs, dans leur énorme majorité, ont également tenu bon contre vents et marées.
On connaît bien le principe du festival de Bregenz, dont Forum Opéra rend régulièrement compte depuis une dizaine d’années : une œuvre donnée tous les soirs pendant un mois, deux années de suite, sur une scène dite « flottante » sur le lac de Constance, devant 6 800 spectateurs. L’espace est immense (la scène fait 191 mètres de large), et doit donc comporter un élément fort (une raffinerie de pétrole pour Le Trouvère, un œil gigantesque pour Tosca, la statue de la Liberté pour Aïda, etc.). Cette année, le dispositif scénique de Johan Engels privilégie trois dragons à la Disney de 28 mètres de hauteur qui encadrent l’espace, réunis par deux passerelles suspendues de 19 et 25 mètres. Au centre, une tournette de 61 mètres de diamètre, sur la moitié de laquelle se déploient 125 « brins d’herbe » gonflables de 2,70 à 6,40 mètres de haut façon Douanier Rousseau. Autour de tout cela circulent des embarcations variées, un bloc de cristal sur lequel est enfermée Pamina, un bateau rappelant celui de Cléopâtre, l’œuf dans lequel apparaît Papagena, etc. Les trois dames de la nuit, montées sur des genres de ptérodactyles métalliques, sont des marionnettes gigantesques de 4,5 de haut sur 5 de long signées Marie-Jeanne Lecca et animées par le Blind Summit Theatre (Mark Down et Nick Barnes). D’autres marionnettes immenses, dernières évocations des forces du mal après le départ final de la Reine de la Nuit, sont inspirées des marionnettes siciliennes. Nous sommes donc dans le règne de la démesure, y compris côté technique puisque plus de 800 haut-parleurs permettent un positionnement parfait des voix des interprètes quel que soit l’endroit où ils se trouvent : l’équivalent d’une telle installation sonore ne se trouve nulle part au monde.
Comment La Flûte enchantée va-t-elle résister à un tel traitement ? Merveilleusement, en jouant à fond la carte de la féérie et du conte pour tous publics, et en profitant totalement du lieu ; la mise en scène de David Pountney, directeur artistique du festival, est d’une grande efficacité, jouant de tous les genres théâtraux. Les forces du mal sont dans le marécage, les forces du bien, lumineuses, les dominent, sous le contrôle des trois énormes dragons qui, bien que crachant des fumées, restent placides. Du côté maçonnique ne restent que des mains dans les positions que les initiés comprendront, jusqu’à celle qui, délicatement, tient la corde où Papageno veut se pendre ; et du côté égyptien qu’un sistre, qui remplace le glockenspiel. D’innombrables effets spéciaux et des trouvailles poétiques animent l’action : le serpent qui attaque Tamino au début est ici un monstre marin gigantesque, les animaux sauvages qu’il dompte sont d’énormes yeux luminescents se mouvant dans les herbes, et Papagena, toute de jaune vêtue, sort d’un œuf où le jeune couple installe ses pénates. Pyrotechnie, acrobates en tous genres parfaitement en mesure, on pense bien sûr à la compagnie catalane La Fura dels Baus dont la production de La Flûte sur structures gonflables avait été présentée à Bastille, mais on a ici une qualité de conception et de réalisation très supérieure. Bref, un émerveillement de chaque instant.
Le plateau vocal n’est en rien en retrait, et l’on sait que les trois distributions en alternance sont de niveau équivalent. Ce soir, Maximilian Schmitt est un Tamino viril et volontaire, loin de la mièvrerie de certains, tout en conservant un style affirmé : cet excellent chanteur mozartien, élève d’Ann Murray et de Robert Dean Smith, chante depuis moins de dix ans tous les grands rôles mozartiens à travers l’Europe. La voix de la Pamina d’Anja-Nina Bahrmann est parfaitement équilibrée avec la sienne, rendant le couple à la fois crédible et sympathique. Alfred Reiter, spécialiste du rôle de Zarastro, est bien connu en France où il l’a souvent chanté, notamment à Garnier sous la direction d’Armin Jordan ; moins basse-profonde que certains, il déploie une extrême musicalité. Quant à la Reine de la Nuit d’Ana Durlovski, elle est tout simplement éblouissante de virtuosité ; la voix est belle et riche d’harmoniques, la justesse parfaite, et l’actrice impressionnante, surtout lorsqu’elle est propulsée par un vérin hydraulique à quelque dix mètres de hauteur. Les trois dames sont excellentes, les enfants, chantés par de jeunes femmes, parfaitement justes, Monostatos de bonne tenue, et enfin le couple Papageno-Papagena merveilleux de naturel et de drôlerie : Paul Armin Edelmann chante le rôle depuis une quinzaine d’années, mais a gardé toute sa fraîcheur et sa spontanéité tant vocale que scénique ; quant à Dénise Beck, toute jeune cantatrice fraîche émoulue de grandes écoles européennes, elle est tout simplement craquante, la voix est belle et le jeu irrésistible. Hartmut Keil mène des chœurs et un orchestre de haut niveau à une cadence plus que soutenue mais parfaitement maîtrisée.