L’industrie lyrique voit le jour à Venise en 1637, avec l’Andromeda de Manelli : c’est la première fois qu’un théâtre propose à un public payant un genre alors réservé aux fastes des cours. Dès lors, les grandes familles et les artistes de la Sérénissime rivalisent d’une scène à l’autre dans un bouillonnement qui voit naître La Finta Pazza en 1641. C’est alors la cinquième saison lyrique de l’histoire !
Trois ans après sa redécouverte en 1984, La Finta Pazza fait l’objet d’une production dirigée par Alan Curtis. Et puis… rien. Ni Jacobs, ni Christie, ni Rousset, ni Garrido ne s’intéressent à l’unique ouvrage de Sacrati ayant survécu. C’est dire la frustration des amateurs de musique baroque, toute la littérature citant l’œuvre comme un jalon majeur du genre opéra, dont il consacra certains topoï (scène de folie, sommeil feint…). Le succès d’Anna Renzi en Déidamie lança même le culte de la diva ! Comment alors expliquer ces décennies de dédain ?
(c) Gilles Abegg
C’est d’autant plus incompréhensible que les Vénitiens ne s’étaient pas trompés en portant l’œuvre au pinacle. Nouveau champion du seicento, Leonardo García Alarcón a déjà représenté des inédits de Falvetti, Zamponi, Cavalli ou Draghi. C’est bien naturellement qu’il a pris sur lui de ressusciter la mythique Finta Pazza, secondé par son complice dans l’Elena de Cavalli, le metteur en scène Jean-Yves Ruf. Nous n’allons pas nous étendre sur l’argument, la version présentée ou les mérites scéniques de ce spectacle coproduit avec Dijon, dont Bernard Schreuders a rendu compte en détail. Une mise en scène efficace et sans surcharge, qui ménage avec simplicité quelques jolis moments de merveilleux « light » avec ses divinités volantes, l’arrivée d’Ulysse en mer ou les dévoilements d’un gynécée ou de frondaisons. Conditions idéales pour la résurrection d’une œuvre d’une grande richesse qui pourrait manifestement se prêter à de nombreuses lectures. L’excellent poème de Strozzi se distingue par le cinglant de certaines répliques et ne s’éparpille pas, comme le feront tant de ses contemporains. En connivence avec le public vénitien, l’auteur s’amuse déjà des codes de l’opéra et de la figure du chanteur, joue des mises en abîme, interroge les normes de genre, souligne les violences faite aux femmes… Car si Deidamie feint la folie, ce n’est pas pour retenir un Achille promis à la guerre dès la fin de l’acte I, mais pour au moins obtenir dignité et reconnaissance quand le héros s’apprête à abandonner femme et enfant. Nos dramaturges y trouveraient de quoi faire leur miel ! Sacrati a vêtu ce brillant théâtre d’un récitatif mouvant qui ne s’attarde que brièvement sur quelques ensembles, ariosos et chansons. L’intérêt repose sur la savoureuse restitution du texte, les variations dynamiques et des effusions lyriques qui ne refusent pas les mélismes. Point de longs lamentos, mais l’émotion est rendez-vous, notamment dans de superbes duos amoureux ou lors des deux grandes scènes de Déidamie au deuxième acte.
Le personnage tient une place inhabituelle, et Mariana Flores y trouve enfin une incarnation à sa mesure. Jusque-là plutôt habituée aux rôles secondaires dans les productions d’Alarcón, la soprano avait tout de même relevé avec talent le défi d’une anthologie Cavalli au disque (Heroines of the Venetian Baroque chez Ricercar). La voix est un brin monochrome, certains accents sont trop systématiquement languides, mais ce sont des broutilles face à la conviction et à la force de son incarnation. La tessiture est maîtrisée de bout en bout, la vocalise est aisée, la présence intense, les mots claquent ou caressent : Déidamie est rendue à sa jeunesse, à sa rageuse énergie. La princesse feint, mais pour mieux s’épancher avec une sincérité extrême. Strozzi et Sacrati ont dessiné là une figure féminine singulière et saisissante qui devrait attirer l’attention d’autres artistes, et mérite sa place au panthéon des héroïnes lyriques.
La jeunesse et la cohésion font aussi la force du reste de la distribution, presque identique à celle de Dijon. On pourra préférer des divinités plus mûres, mais elles chantent toutes fort bien, ce qui n’est pas si fréquent. Le soprano léger de Julie Roset charme en Aurore, et sa Junon jeunette échappe au moins à la matrone de tradition. Norma Nahoun et Fiona McGown sont tout aussi fraîches, expressives et bien chantantes. La mise en scène ne donne guère de poids à l’apparition de Vulcain, et la basse Alexander Miminoshvili est plus à son avantage en Jupiter suspendu dans les airs.
Pleinement satisfaisants aussi, les amoureux malheureux de Déidamie, le ténor Valerio Contaldo et Salvo Vitale, dont la belle basse a le creux nécessaire. Un cran en dessous, le contre-ténor Gabriel Jublin est un peu emprunté sur scène et campe un Ulysse sans relief particulier – à sa décharge, il reprenait le rôle incarné par Carlo Vistoli à Dijon, et le personnage n’a pas l’importance que lui donnera Metastasio dans son Achille in Sciro. En léger retrait également, le Lycomède d’Alejandro Meerapfel ne dépare pas l’ensemble pour autant. Vif succès en revanche pour le duo comique formé par le contre-ténor Kacper Szelążek et le ténor Marcel Beekman, aussi habiles scéniquement que vocalement dans des parties pas si commodes.
Reste Filippo Mineccia. Fortement indisposé, le contre-ténor avait été contraint la veille de chanter son rôle en baryton pour sauver la représentation. Un léger mieux lui a permis ce dimanche de rendre Achille à sa tessiture. L’Italien a fait mieux qu’assurer le rôle : malgré un amenuisement audible dans le bas de la voix, qui s’est parfois dérobé en fin de représentation, le chanteur n’a jamais relâché sa concentration et a géré ses moyens avec une intelligence qui force l’admiration, jusqu’à la dernière note. L’acteur est fin, l’éloquence intacte, la musicalité sans faille. Est-ce parce qu’il était insatisfait de sa prestation que l’artiste n’est pas venu saluer ? Il aurait sans nul doute été fêté par le public, qui a réservé un triomphe à toute l’équipe.
La Cappella Mediterranea et son chef ont naturellement pris leur part des applaudissements, avec comme à leur habitude des sonorités envoûtantes privilégiant le moelleux et la richesse des timbres, les cordes pincées venant accentuer la saveur méditerranéenne. Fidèle à la tradition des chefs-démiurges dans ce répertoire qui exige beaucoup d’apports pour être véritablement recréé, Alarcón a opté pour un riche orchestre (y compris deux cornets, des percussions) et certains effets musicaux qu’on attendrait plutôt de l’Ensemble Intercontemporain dans la scène de la folie. Nous n’allons pas jouer les Beckmesser, car en l’état cette Finta Pazza fonctionne ; mieux, elle enchante. Il faut espérer qu’elle retrouve la place qu’elle mérite au répertoire. Quant aux artisans de cette résurrection, après Giasone de Cavalli et La Finta Pazza de Sacrati, peut-on rêver à ce qu’ils nous rendent La Dori de Cesti, autre tube négligé du XVIIe siècle ?