Cette mise en scène de La Fille du régiment imaginée par Laurent Pelly, qui fête cette année ses dix ans de triomphe, vue et revue à Paris, à Londres, à Madrid… on ne s’en lasse jamais. Le plaisir de la goûter à nouveau est semblable à celui de revoir les pages des albums favoris de notre enfance mêlant habilement personnages réalistes et monde imaginaire abracadabrant. Si l’héritage de Natalie Dessay et de Juan Diego Florez a laissé une trace inoubliable, d’autres grands interprètes ont su endosser leurs costumes et les faire vivre à leur tour. La belle distribution réunie pour cette deuxième reprise à Barcelone (après 2010) se hisse parmi les meilleures.
Sous la baguette experte du chef italien Giuseppe Finzi, l’orchestre symphonique et le chœur du Gran Teatre del Liceu rendent parfaitement justice à cette partition alternativement gaillarde avec ses rataplan et sentimentale avec ses airs pleins de délicatesse. Grâce à sa grande attention au chant, solistes et choristes donnent le meilleur tant du point de vue théâtral que vocal tout au long de cette production inventive, réglée au millimètre, où les passages émouvants alternent de manière fluide avec les moments de folie comique débridée. De surcroît, le burlesque des dialogues parlés (ici habilement modernisés avec le concours de Agathe Melinand) font mouche sans vulgarité.
Si disparate qu’il paraisse de prime abord, le couple d’amoureux devient de plus en plus attachant et crédible jusqu’au happy end qui les unira enfin dans cette situation loufoque irrésistible. La soprano Sabina Puértolas prend rapidement avec autorité le rôle de la jeune Marie, enfant abandonnée, élevée avec un amour jaloux par des soldats français. Bonne actrice, chanteuse aux aigus puissants, mais capable de pianissimi, elle est une Marie énergique qui ne manque pas de charme dans son air « Chacun le sait » et sait être particulièrement émouvante à la fin du premier acte dans « Il faut partir », alors qu’elle doit s’arracher à « ses pères ».
© A. Bofill
Pataud, mais tellement touchant de sincérité, le Tonio du ténor mexicain Javier Camarena emporte les faveurs du public en même temps que le cœur de Marie. Sa voix robuste et chaleureuse au timbre velouté fait merveille dans la douceur et l’émotion avec l’air « Pour me rapprocher de Marie » chanté avec une infinie délicatesse, avant de déclencher de multiples ovations après le double exploit des fameux neuf contre ut de poitrine envoyés en rafale avec une apparente facilité, puis bissés la main sur le cœur et le sourire aux lèvres. Le Sulpice du baryton italien Simone Alberghini interprète avec sobriété son rôle de capitaine du régiment qui se révèle complice de la marquise (mère secrète de Marie). Méritent d’être cités Isaac Galàn dans le rôle d’Hortensius, majordome de la marquise de Berkenfield et surtout l’excellente comédienne Bibiàna Fernandez (l’une des muses de Pedro Almodovar) qui apporte à la Duchesse de Crakentorp un relief comique peu courant.
Par ses attitudes hilarantes, son jeu théâtral toujours en phase avec celui de ses partenaires et surtout sa manière de chanter de sa voix longue et musicale, immédiatement reconnaissable, la légendaire Marquise de Berkenfield interprétée par Ewa Podleś se montre plus captivante que jamais dans ce personnage qu’elle s’est amusée à enrichir constamment au fil de ses nombreuses interprétations. Ici, ce soir à la fin du spectacle, après les ovations accordées aux rôles principaux, le public du Liceu qui a eu l’occasion d’apprécier depuis près de vingt ans le talent exceptionnel de la contralto polonaise dans des rôles très divers, l’applaudit avec fougue, comme il l’a toujours fait.