A l’heure où sous les palmiers majestueux de la place de la Liberté on installe le marché de Noël à grands renforts de sapins et de neige artificielle, l’opéra de Toulon, où Offenbach en personne dirigea son œuvre en 1864, affiche Orphée aux Enfers, dans une version très proche de celle réalisée par Marc Minkovski en 1998.
Créé en 2009 au festival d’Aix-en-Provence1, ce spectacle tient bien la route, par la conception scénique et grâce à une distribution satisfaisante. Même si, d’après des propos qu’il tint à l’époque, Yves Beaunesne voyait l’œuvre comme une critique sociale acerbe, elle semble lui avoir résisté. Il a beau faire d’Eurydice une « bonne » comme on disait à l’époque de la transposition, et voir en elle une victime de l’exploitation de ceux qu’elle sert, hormis l’image finale où elle découvre, comme dégrisée, la solitude où l’ont abandonnée les fêtards, le spectacle reste fidèle aux intentions des créateurs, une entreprise de distraction basée sur le goût bien français de la dérision et de la parodie. Une bonne part du succès, au XIXe siècle, était sans doute liée à l’audace d’un livret mariant jeux de mots, persiflage et grivoiserie. Aujourd’hui ces plaisanteries dans le style de l’Almanach Vermot ont vieilli et de bons esprits s’efforcent, souvent avec succès, de les mettre au goût du jour. Le plus drôle pourtant n’est pas verbal ; c’est Eurydice courroucée qui maltraite sa boule de pâte en rythme, Aristée le balourd qui se prend les génitoires dans un tiroir et devient illico sopraniste, Diane déquillant un ange ou John Styx incapable de retrouver l’air de son hymne. Aussi, plus encore peut-être que ses contemporains, notre époque aime Orphée aux Enfers surtout pour la musique d’Offenbach.
Sur le podium Samuel Jean a peut-être approfondi sa lecture, en tout cas elle est remarquable d’efficacité et de rigueur. Attentif à maintenir un rythme constamment soutenu, il a trouvé avec l’orchestre de Toulon, au sein duquel le violon solo se distingue durant le « concerto d’Orphée », une entente notable, en particulier dans l’équilibre sonore entre fosse et plateau, quasiment irréprochable. Il met à entraîner toute la troupe une énergie et une conviction inlassables.
Pourtant – relâchement après la première ? – certains interprètes semblent peiner à suivre le mouvement ; cela entraîne quelques scories, menus décalages et projection çà et là manquant d’éclat. Première en scène Marie Gautrot (l’Opinion Publique) impressionne surtout par sa composition et son personnage (qui rappelle les tristement célèbres commissaires de quartier) car la voix passe mal dans le medium. Pauline Courtin est une Eurydice piquante, à la voix souple et homogène, mais l’extrême aigu flirte parfois avec la justesse ; la désinvolture scénique en revanche est entière. Son galant, Aristée-Pluton, trouve en Mathias Vidal un interprète qui unit un tempérament de comédien à une voix bien posée. Le rival, Jupiter, a la carrure de Vincent Deliau, plus imposant physiquement que vocalement même s’il ne démérite aucunement. On sait que l’Olympe – ici l’étage noble, celui des patrons – somnole quand Cupidon et Vénus rentrent en douce de leur escapade à Cythère. Emmanuelle de Negri donne au premier un charme irrésistible, tant vocal que physique, alliant espièglerie et rondeur. Amaya Dominguez a bien le physique de la séductrice, dans le superbe costume signé Patrice Cauchetier, mais on dirait qu’elle a pris des cours de maintien avec Fran Fine ; cet effet burlesque l’emporte sur l’empreinte vocale. Tout juste couronnée par le prix Palazzetto Bru Zane, Julie Fuchs est une Diane très bcbg, style Céline mâtiné de Burberry’s, mais pleine d’abattage et aussi séduisante à voir qu’à entendre. Minerve revient à Estelle Kaïque, impressionnante par sa taille plus que par la projection modeste de sa voix. Bonne composition pour Sabine Revault d’Allonnes, Junon toujours prête à se transformer en harpie domestique, et de Paul Crémazy, Mercure au maillot de coureur cycliste prêt à foncer comme un dératé. Reste Jérôme Billy, qui du petit rôle de John Styx parvient à tirer un parti tel qu’il obtient aux saluts une vaste ovation ; même si son numéro d’amnésie – il oublie parce qu’il boit l’eau du Léthé – nous a paru un peu long, sa drôlerie et son impact sont indiscutables ; bravo l’artiste !
Scénographie fonctionnelle permettant de rapides changements de lieu – pardon, d’étage – de Damien Caille-Pernet, lumières bien réglées de Joël Hourbeigt, costumes seyants ou amusants de Patrice Cauchetier, drôlerie de l’intrigue – la référence Orphée-Eurydice cul par-dessus tête – intrusion du qu’en dira-t-on, irrévérence à l’égard des puissants, cohérence du spectacle, autant de raisons et de thèmes suffisants pour séduire le public. Ajoutons une composition musicale tour à tour enjôleuse, amusante – les citations parodiques – et exaltante, avant d’emporter dans le galop final, et comme en 1864 les spectateurs toulonnais font un triomphe à Orphée aux Enfers.
1 Lire le compte-rendu de Christophe Rizoud