Avec près de trois cents représentations depuis l’ouverture de la salle barcelonaise (essentiellement en version italienne), La Favorite est l’un des opéras les plus donnés au Gran Teatre del Liceu, devançant même La Traviata et La Bohème. Cette fréquence s’est toutefois considérablement amoindrie ces dernières années, puisque l’ouvrage n’avait plus été représenté en ces lieux depuis 2002, pour la première fois en version française, et dans cette même production. Il faut dire que l’oeuvre exige des voix exceptionnelles en ce qui concerne au moins les trois rôles principaux, tant en termes de moyens que de technique belcantiste, la version française contribuant à raréfier les chanteurs potentiels.
Comme souvent au Liceu, la série comprend deux distributions alternant dans les rôles. Clémentine Margaine a pour elle une voix puissante, qui remplit aisément le théâtre. Le timbre est corsé, agréablement fruité. C’est une Léonor mure, de caractère. Ses qualités lui permettent d’offrir une première partie partie d’ « Ô mon Fernand » vraiment somptueuse, mais les variations de la cabalette se limitent à deux ou trois notes en dehors de la ligne de chant originale, et à une rapide vocalise… rossinienne. L’articulation n’est pas très claire et, quand la mémoire fait défaut, il est difficile de comprendre le texte. L’ambitus est un peu limité : on attendra en vain les contre-ut dont d’autres parsemaient la partition, et le grave est parfois éludé. Le dernier acte laisse interrogatif : de quoi peut bien souffrir cette Léonor apparemment en pleine forme et qui chantera à plein poumons jusqu’à son dernier souffle ? Appelée à la rescousse en dernière minute, Eve-Maud Hubeaux offre une Léonor à la voix belle, avec une projection plus limitée, mais suffisante pour cette grande salle. La comparaison avec sa collègue offre certaines redites. L’articulation est correcte, là où on attend un français parfait. La partition (à un grave près encore) ne lui pose pas de problème, avec un ut aisé cette fois. Le style belcantiste fait en revanche défaut là encore, avec trop peu de jeu sur les couleurs. Les variations de la cabalette sont plutôt anémiques, se bornant à quelques appogiatures et à une paire de notes alternatives : de la joliesse quand il faudrait exprimer le désespoir le plus absolu de l’héroïne, sa déréliction totale. Si la mezzo-soprano souhaite persévérer dans ce répertoire, dont elle a tout à fait les moyens, il lui faut travailler ses rôles avec d’authentiques belcantistes et écouter ses aînés. Enfin, l’aisance scénique est réelle et la mort authentiquement touchante.
Après avoir triomphé dans le répertoire de baryténor (notamment les rôles rossiniens créés par Andrea Nozzari où ses moyens et sa technique faisaient merveille), Michael Spyres s’est orienté vers des rôles plus dramatiques, avec des succès divers. Son Fernand est impeccable de style, avec un beau phrasé, allié à une articulation bien nette, qui nous permet de goûter la perfection de sa musicalité. Le médium et les graves sont bien corsés et sonores. En ce qui concerne le registre aigu en revanche, le chanteur doit faire avec une sorte de trou : à partir du la et jusqu’au contre-ut, l’émission part en arrière et la projection se réduit, privant le chant d’impact dans les moments les plus dramatiques. Alors que dans le répertoire rossinien Spyres évitait ce piège en sautant directement au contre-ré ou au mi, il ne peut ici éviter d’exposer cette limitation. Impossible par exemple de dire s’il lance le contre-ut traditionnel en conclusion du finale de l’acte III, car on ne l’entend plus. En revanche la reprise de l’air « Oui, ta voix m’inspire » nous vaut un superbe contre-ré (seule variation notable d’ailleurs). Dans les cantilènes, comme son tout premier air et le dernier, l’absence de changements de couleurs induit enfin une certaine monotonie. La voix légère de Stephen Costello manque un peu de corps dans ce rôle belcantiste mais avec une touche de dramatisme (le rôle est écrit plutôt pour un ténor lyrique, mais a été défendu vaillamment par des lirico-spinto et des spinto). Ici, on entend plutôt un bel Alfredo de La Traviata mais un brin léger. La technique est irréprochable, avec un suraigu sûr, mais sans grand impact. Le ténor américain ouvre grand la bouche et le contre-ut sort sans problème mais en arrière, pas vraiment projeté. Le phrasé est insuffisamment travaillé, Costello chantant de manière uniforme, sans faire vivre le texte. L’intelligibilité du français est en revanche parfaite : une fois de plus, les chanteurs américains peuvent donner des leçons dans ce domaine.
© A. Bofill
Markus Werba se contente d’essayer de faire le job, avait une voix un peu engorgée, pas très puissante et un français approximatif. Par moment, le chanteur détonne, chantant un demi ton plus haut que ses collègues dans les ensembles. L’Alphonse de Mattia Olivieri est d’un tout autre niveau. La voix est suffisamment puissante, le timbre chaud et superbe, le legato magnifique, et l’acteur plein de charme. Privé, comme son collègue, de variations dans ses reprises, le jeune baryton n’en chante pas moins les deux couplets différemment, avec une reprise piano et des couleurs différentes : de la graine de star !
Le Balthazar d’Ante Jerkunica est irréprochable, sonore, bien chantant, avec des graves profonds, et son français est très correct. L’Inès de Miren Urbieta-Vega est encore un peu verte et n’a guère l’occasion de briller avec des variations ou suraigus là encore absents. Impeccable en revanche, le Don Gaspar de Roger Padullés, excellent dans un rôle de méchant où il ne sacrifie pas l’expressivité à la qualité du chant.
Nous écrivions qu’on ne pouvait pas monter La Favorite sans grandes voix : il n’en faut pas moins un bon chef. Patrick Summers a pour lui d’offrir la partition dans sa quasi intégralité. Mais le résultat laisse une impression mitigée. Le ballet, non inclus dans la mise en scène en 2002, est (partiellement et dans le désordre) réintroduit par morceaux au cours de la soirée : au milieu de l’acte I, avant l’acte II et avant l’acte IV, mais jamais à sa place, c’est-à-dire à l’acte III. Ce choix suspend la progression dramatique de l’ouvrage et rappelle plutôt les concerts vocaux du Théâtre des Champs-Elysées où les airs sont interrompus par de longues ouvertures. Il nous permet de voir introduite la prière des moines au dernier acte, par la guillerette musique qui ouvre normalement le ballet ! On peut se féliciter de voir rétablis les passages coupés (il ne manque que la strette « Je l’ai juré par le sceptre et l’épée » du duo entre Alphone et Léonor) mais dans ce cas, pourquoi limiter les variations, qui sont intimement liées au style de l’ouvrage ? Celles-ci devraient obéir à trois règles : l’artiste doit y briller mais sans tirer la couverture à lui ; elles doivent être « dans le style » et pas évoquer un autre compositeur ; elles doivent se conformer au moment dramatique en le renforçant (pour reprendre une phrase de notre confrère Bernard Schreuders à propos de l’opéra baroque : l’ornementation n’a pas une fonction décorative mais rhétorique). On en est loin. Autre licence, la fin originale (avec le retour de Balthazar et des moines) est abandonnée au profit de la version italienne retraduite en français (comme en 2002). Enfin, la battue nous a paru rapide mais sans tension, avec des attaques un peu molassonnes et les pupitres indifférenciés dans une vague masse sonore.
La production de Derek Gimpel reste assez classique et anodine, avec de curieux décors de Jean-Pierre Vergier qui évoquent davantage un habitat troglodytique que les splendeurs des palais ou la majesté des églises.