La rapidité avec laquelle Tchaïkovski a composé La Dame de Pique – 44 jours – force le respect, même si le classicisme de l’oeuvre interroge. Tchaïkovski lui-même, agité par l’écriture de sa musique, confiait à son frère qu’il ne savait pas si cette inspiration fougueuse était un trait de génie ou un signe de faiblesse. La représentation qu’en donne le Théâtre Bolchoï laisse un moment planer le doute, avant que le troisième acte ne fasse définitivement pencher la balance du premier côté.
La pastorale © Théâtre Bolchoï
Triangle amoureux sur fond de cour impériale, plongée dans les abysses de l’homme tiraillé entre le sérieux et la légèreté, l’amour et le jeu, le bonheur ou la gloire, la Dame de Pique de Tchaïkovski, qui remanie largement le texte original de Pouchkine, s’inscrit dans une lignée d’œuvres littéraires et musicales qui explorent ces thèmes à la fin du XIXe siècle en Russie, Dostoïevski en tête. Expert du répertoire russe, notamment tragique (sa précédente collaboration avec le Théâtre Bolchoï portait sur Katerina Ismaïlova de Chostakovitch), Rimas Tuminas propose ici une mise en scène relativement minimaliste qui donne la part belle à l’action, et dont la couleur, globalement noire, annonce d’emblée le dénouement. Les éléments de décor sont rares : un haut mur aveugle de pierre anthracite, une colonne corinthienne, un miroir à la surface floue lors du bal, un piédestal pour Herman et un fauteuil pour la comtesse. Cette beauté monochrome donne un caractère atemporel au spectacle ; les femmes du chœur sont d’ailleurs vêtues de longues robes pâles qui leur donnent des airs de statues. L’apparition du fantôme de la Comtesse au troisième acte, au milieu de cette pénombre, est particulièrement saisissant, ainsi que le fondu qui accompagne la noyade de Lisa, aspirée au fond de la scène.
Empreinte de pathétisme, la conduite de Tugan Sokhiev est relativement lente. Les rythmes sont appuyés, par moments les instrumentistes sont tenus en haleine, les archets ne font qu’effleurer les cordes, comme si le chef voulait exacerber le contraste avec la tonitruance des percussions et la violence des cuivres. Dans les scènes explicatives du premier acte ou lors du bal, cette lecture appuyée apporte de l’eau au moulin de George Bernard Shaw, qui reprochait à Tchaïkovski son « sybaritisme orchestral ». Cependant, la mayonnaise prend vraiment dès la fin du deuxième acte, pour s’épanouir franchement lors d’une troisième partie musicalement décoiffante (dont les premières notes, soit dit en passant, évoquent étrangement l’Ouverture 1812, que Tchaïkovski composa dix ans plus tôt !).
Sur le plan lyrique, les seconds rôles offrent une assise extrêmement solide au plateau vocal. Lorsqu’il évoque la légende qui entoure la comtesse, la voix de basse d’Elchin Azizov (comte Tomski) épouse avec délicatesse les pizzicati de l’orchestre ; le public est ravi. Avec sa voix joliment nuageuse, Oxana Volkova (Pauline) donne un caractère envoûtant à la chanson du premier acte, accompagnée au piano. Le public se montre en revanche plus circonspect par l’interprétation trop univoque du rôle d’Hermann par Eduard Martynyuk. On est d’abord tenté de déceler, dans les vibrements de sa voix, l’expression de la fragilité du personnage, enfiévré par la passion qui le dévore. Son jeu est cependant trop caricatural dans les premières scènes, comme s’il voulait accélérer la narration et se jeter illico dans la gueule de loup du destin. Sa puissance vocale et sa capacité à tenir longuement les notes seront mieux employées dans le frénétique finale. Son rival en amour, puis au jeu, le prince Yeletsky, est, lui, superbement interprété par le baryton Vasily Ladyuk. Son chant est posé, sa voix est à la fois ronde et tranchante. Sa déclaration d’amour au début du deuxième acte, suave et pleine de mélancolie, offre un contraste saisissant avec celle d’Herman à la fin du premier ! Au milieu de ses deux prétendants, Anna Nechaeva dépeint une Lisa relativement nuancée. Son chant est expressif, sa voix ample, mais elle n’offre au public que de rares moments de grâce, comme si l’ombre noire qui menaçait le personnage obscurcissait aussi son interprétation. On retiendra peut-être davantage l’auguste Comtesse d’Elena Manistina. Son coffre profond donne à ses glaciales incantations un parfum d’outre-tombe.
« La vie est un jeu », dit Herman à la fin du troisième acte ; en sortant du Bolchoï, on est tenté de rajouter que, pour Hermann, la vie est aussi un spectacle !