Après l’atroce agonie du bel Acis (Haendel), écrasé par un rocher puis transformé en fleuve, le Festival de Musique Ancienne de Bruges jetait son dévolu sur une des premières métamorphoses racontées par Ovide, celle de Daphné, elle aussi victime de ses charmes et de la violence du désir. Son malheur inspira au florentin Marco da Gagliano (1582-1643) une des premières grandes réussites de l’histoire de l’opéra. Polyphème, puis Apollon, d’un monstre à l’autre ? « Apollon est un sale type. C’est l’oblique », assène Catherine Clément qui vient de publier un Dictionnaire amoureux des Dieux et des Déesses chez Plon, « Il est d’une grande cruauté. Il viole garçons et filles et quand on cherche à lui échapper, il transforme l’autre en laurier, comme Daphné. Il n’a jamais d’amours heureuses, n’a pas de sentiments » (entretien accordé à La Libre Belgique du 1er août).
Si le raccourci est trompeur, qui lui attribue la transformation voulue par la nymphe elle-même, Ovide ne rapporte effectivement aucun remords ni la moindre tristesse dans le chef de « Phébus », lequel se contente d’embrasser l’arbre nouveau avant de lui accorder l’immortalité. Toutefois, le mythe fustige moins sa concupiscence que ses fanfaronnades. Piqué au vif par le vainqueur de l’horrible Python, qui tourne son carquois et ses flèches en dérision, Amour décoche sur Apollon et Daphné deux traits aux effets opposés : « l’un chasse l’amour, l’autre le fait naître » explique le poète latin. En outre, dans son drame – le premier livret jamais écrit (1598) –, Ottavio Rinuccini adoucit la figure divine, en proie au chagrin dans un ample lamento qui constituera un des sommets de la favola in musica de Marco da Gagliano créée à Mantoue en février 1608. Moins sophistiqué que l’Orfeo (1607), dont il trahit l’influence, cet opéra ne peut rivaliser avec sa perfection et son équilibre formels, mais à la tête de sa Cappella Mediterranea, Leonardo Garcia-Alarcón révèle une puissance tragique égale, sinon supérieure à cellle du chef-d’œuvre de Monteverdi.
La Dafne aurait dû voir le jour au printemps 1608 à l’occasion du mariage de Francesco Gonzague avec l’Infante Marguerite de Savoie, pour lequel Monteverdi reçut également commande de l’Arianna et de la Mascherata dell’Ingrate (le futur Ballo dell’Ingrate du 8e Livre). Cependant, les noces ayant été reportées, elle fut donnée en l’honneur de l’élévation au titre de cardinal de Ferdinando Gonzague, fils cadet du duc, avec qui Marco da Gagliano s’était lié d’amitié. Le jeune homme avait accepté de patronner l’Accademia degli Elevati que son aîné avait fondée l’année précédente et avait étudié avec lui. Basée sur une version révisée et augmentée du texte de Rinuccini, déjà mis en musique dix ans plus tôt par Peri et Corsi, La Dafne accueille d’ailleurs trois compositions de la main du prélat.
Ponctuée d’airs, duos, trios et chœurs qui, comme dans le théâtre antique, commentent l’action, la partition reste dominée par le stile recitativo, mais les enchaînements harmoniques y prennent le pas sur la logique rythmique. Hormis les quatre violes associées à Apollon dans sa déploration finale, nous ne savons rien de l’effectif instrumental souhaité par le compositeur et requis pour la création. Jürgen Jürgens (1976) et Gabriel Garrido (1995), deux des rares chefs à avoir monté La Dafne, n’ont pas hésité à s’appuyer sur l’exemple contemporain de L’Orfeo, réunissant des violons (jusqu’à douze chez Jürgens) et des flûtes à côté d’un continuo plus ou moins fourni. Avec à peine une demi-douzaine d’instrumentistes et seulement neuf chanteurs là où Marco da Gagliano en réclame, pour ses chœurs, entre seize et dix-huit, Leonardo Garcia-Alarcón réalise des miracles et transforme en opportunités des limites qui en auraient paralysé d’autres, soulignant, par exemple, l’héritage madrigalesque des pages chorales.
S’il ne peut guère s’abandonner à son goût pour la couleur ni renouer avec la luxuriance des spectacles de cour (Cf. Ulisse all’Isola di Circé), il ne s’en concentre que davantage sur la traduction des affects et réussit avec son équipe, comme personne avant lui, à libérer le pouvoir émotionnel de la pastorale qui, en versant brutalement dans le tragique, confine au sublime. Les accents crépusculaires de Tirsi (Zachary Wilder) qui semble revenir d’entre les morts consacrent ce basculement irrémédiable et notre gorge se noue en écoutant ce récit d’une richesse d’inflexions inouïe, où la tendresse se mêle à l’effroi et au désespoir. Ce monologue où le berger narre la métamorphose de Daphné ne compte que quatorze vers de plus que celui de la Messagiera dans l’Orfeo, mais il revêt une tout autre intensité et nous perce jusques au fond du cœur. La complicité que le chef argentin a su développer au fil des années avec un noyau de musiciens fidèles constitue, à n’en pas douter, un atout inestimable.
K. Justin Kim, M. Flores, L. Garcia-Alarcon, Z. Wilder, R. Pisani, M. Bellotto, Julian Millan © Arne Naert
Dans l’avertissement aux lecteurs que comporte l’unique édition imprimée de La Dafne (Florence, 1608), lequel regorge d’informations tant musicales que scéniques, Marco da Gagliano admire le talent d’interprète de Jacopo Peri qui, comme lui, compose mais chante également, et loue sa capacité à faire pleurer l’auditoire comme à le mettre en joie. Du lamento d’Apollon, il précise ensuite qu’il doit être « chanté avec la plus grande émotion possible », l’artiste veillant « à rehausser l’expression des mots. » Dans cette partie destinée à Francesco Rasi, créateur du rôle-titre de l’Orfeo, et qui rappelle d’ailleurs son « Possente spirto », Julián Millán chante du bout des lèvres comme s’il marchait sur des œufs, privant Apollon de toute consistance et de son indispensable rayonnement. A sa décharge, s’il faut en croire la brochure du festival où son nom n’apparaît pas, il a dû rejoindre la distribution sur le tard.
Cette même brochure annonçait également Christopher Lowrey, mais le personnage d’Amour est finalement incarné par Kangmin Justin Kim, que nous avions découvert lors de la reprise lilloise d’Elena et qui excelle dans ce rôle de tête à claque hystérique et impérieuse. Quant à l’ardente Mariana Flores, elle campe une Daphné particulièrement fière et farouche, conforme en cela au portrait que livre Ovide de cette émule de Diane, qui ne jure que par la chasse, méprise la coquetterie et refuse le joug d’un époux. « Le vrai plaisir du chant procède de la compréhension des mots » affirme Marco da Gagliano. C’est un véritable credo, qui l’amène à condamner les ornements qui ne servent pas le texte, à insister sur le juste dosage de l’accompagnement qui doit soutenir le soliste sans entraver la lisibilité des paroles, etc. Hormis certains passages où l’orgue tend à couvrir les voix, celui prodigué par la Cappella Mediterrena remplit son office ; en revanche, l’italien de Céline Scheen (Venere) demeure toujours aussi peu intelligible.
Les quelques libertés que s’octroie Leonardo Garcia Alarcón ne sont jamais gratuites ni décoratives et, n’en déplaise aux puristes, elles fonctionnent. Ainsi lorsqu’il développe dans des proportions considérables le chœur « Piangete, o Ninfe e con voi pianga Amore ! », celui-ci nous submerge et l’expérience devient catharsis. Si le prologue, en principe confié au seul Ovide, débute à une voix, en l’occurrence, c’est celle d’un soprano et non d’un ténor (Mariana Flores) auxquelles les autres viennent s’ajouter progressivement : l’effet est saisissant et permet ainsi à chacun de s’approprier la morale du poète qui nous exhorte à ne pas sous-estimer le pouvoir de l’amour. Le chef ne fait, en quelque sorte, qu’anticiper sur ce que Marco da Gagliano prévoit dans son avertissement où il recommande que les bergers du chœur fassent leur entrée, l’un après l’autre, à l’issue de ce préambule. Il pourrait s’agir d’une idée de dernière minute, car le programme de salle renseignait dans le rôle d’Ovide le ténor Riccardo Pisani, lequel n’est pourtant pas souffrant.
Par contre, l’absence, au milieu de l’opéra, de deux chœurs qui, chez Jürgens et Garrido, ponctuent avec bonheur une vaste étendue de récitatif, ne doit pas être imputée au chef, mais à l’édition utilisée, celle de Suzanne Court que Jay Bernfeld semble avoir également connue (2007). Il a beau être réputé moins aride que celui de Peri ou Caccini, le recitar cantando de La Dafne ne se laisse pas facilement dompter et exige un investissement substantiel, un travail d’approfondissement qui prend du temps. Or du temps, précisément – c’est un secret de Polichinelle –, la Cappella Mediterranea en a manqué, et sa performance n’en est que plus remarquable. Une standing ovation accueille la troupe aux saluts : la fortune sourit aux audacieux, serions-nous tenté d’écrire à l’endroit des organisateurs qui se sont aventurés à programmer cette œuvre méconnue dans laquelle Leonardo Garcia-Alarcón et à son équipe ont réussi non pas l’impossible, mais l’essentiel. Gageons qu’ils puissent remettre l’ouvrage sur le métier, l’essayer à la scène avant que des caméras immortalisent un spectacle digne de ce nom, car La Dafne de Marco da Gagliano, au même titre que L’Euridice de Caccini, mérite de quitter définitivement l’ombre de Monteverdi.