La clemenza di Tito, rescapée de la pandémie, retrouve enfin son public. Elle avait été programmée initialement à Nantes et Rennes, où elle a été donnée cinq fois (Tania Bracq en avait rendu compte : L’élégance sous les décombres) , avant d’être diffusée en streaming en mars 2020 depuis cette dernière scène. Maintenant à Nantes, la production, toujours dirigée par Nicolas Krüger, conserve ses solistes, à Sesto près, confié maintenant à Julie Robard-Gendre, avec cette fois l’Orchestre national des Pays de la Loire en fosse et les chœurs d’Angers Nantes Opéra.
« Des êtres humains, avec leurs faiblesses, qui sont confrontés à des destins qui sont plus grands que le leur », voilà la clé de la lecture de la Clemenza di Tito que propose Pierre-Emmanuel Rousseau. L’ intelligence de ses mises en scène ne laisse jamais indifférent et il signe aussi, comme à son habitude, les décors et les costumes. Le cadre unique, qui se transformera au deuxième acte en ruines fumantes, séduit à plus d’un égard. Le marbre noir qui tapisse les murs, les larges portes sont d’un grand classicisme, d’une rare élégance. L’incendie du Capitole, spectaculaire, est exceptionnellement traduit. Les costumes, fort bien dessinés, laissent cependant mal à l’aise pour ce qui relève de Publius et de ses prétoriens : les uniformes bolchevico-fascistes, noirs, avec leurs culottes bouffantes, leurs ceinturons-baudriers et leurs bottes, font froid dans le dos, et interrogent sur la lecture du livret par la mise en scène. Titus, compte tenu de son propos et son attitude, serait-il un Duce (usant aussi d’une valise de billets dans cette production) ? Nous ne pouvons y croire. Comment le totalitarisme, manifeste, peut-il faire bon ménage avec la généreuse bonté de Titus et les lumières du message mozartien ? Le dénouement, surprenant, ajouté et bienvenu, ne questionne pas moins. Les éclairages de Gilles Gentner ne peuvent pas être appréciés à leur juste valeur des spectateurs du parterre : les projections au sol, recherchées, changeantes, ne sont visibles que des loges. Cependant, les effets concourent pleinement à la beauté des tableaux et au renouvellement des scènes.
L’incendie du Capitole © Jean-Marie Jagu
De la très belle distribution, on retiendra déjà le Sextus de Julie Robard-Gendre. Sensible, aveuglé par son amour pour Vitellia, le personnage apparaît ici avec toute sa complexité, sa fragilité, ses hésitations, ses déchirures, comme avec sa noblesse et sa générosité. La voix, sombre, sonore, idéale pour cet emploi, est admirablement conduite. La progression psychologique est juste, également traduite par le jeu dramatique. L’émotion, d’une rare intensité au second acte (« Deh per questo istante solo »), hisse Sextus au premier plan. Le public lui réservera ses acclamations les plus chaleureuses. Vitellia, Roberta Mameli, nous captive, de la séductrice-manipulatrice du début à l’hystérie finale. La voix, magistrale, est égale dans tous les registres, malgré quelques aigus tendus, et sait se faire aérienne comme imprécatrice, violente, usant d’une technique superlative. Sa vocalise virtuose du « Deh se piacer mi vuoi » ne sent jamais l’effort. Le chant est aussi admirable dans les récitatifs que dans cet air, équivoque, ou dans les ensembles auxquels elle participe. L’outrance de son jeu dramatique, imposée par la direction d’acteur, ne dessert-elle pas la crédibilité de la fille ambitieuse et vindicative de l’empereur précédent ? Titus et Sarastro ont en partage l’humanité bienveillante et la grandeur d’âme. Dans le récitatif qui précède son premier air (« Del più sublime… ») Jeremy Ovenden surprend par la clarté du timbre. Mozartien confirmé, l’élève de Gedda a la voix saine, franche, qui sait se montrer tendre comme puissante, avec une large palette. Particulièrement juste, le premier air où il nous confie ses incertitudes ne lui permet pas d’exploiter toutes ses ressources. « Se all’impiero », et – surtout – son récitatif accompagné « Ma che giorno è mai questo », au second acte sont bouleversants de vérité. Le souverain, brisé, mélancolique, mais conservant le sens de sa fonction trouve ici un interprète de très grande qualité. On regrette simplement que la mise en scène n’ait pas conféré davantage de noblesse au personnage.
Roberta Mameli (Vitellia) © Jean-Marie Jagu
Aucun second rôle ne dépare cette distribution. Olivia Doray chante Servilia, la sœur de Sextus, et nous vaut un « S’altro che lagrime » sincère et touchant, aux belles couleurs. Annius est confié à Abigail Levis, soprano américaine, lumineuse, que l’on découvre dès son duo avec Vitellia. Son air, où les cordes seules interviennent, traduit bien cet attachement à son ami Sextus, comme sa loyauté à l’endroit de Titus. On comprend mieux le Publius de Christophoros Stamboglis, voix sonore et bien timbrée, serviteur fidèle attaché à l’empereur, lorsqu’intervient le surprenant dénouement dont on réservera la découverte. Les ensembles, des duos aux grand finales de chacun des deux actes sont en tous points aboutis. Les chœurs, dont le rôle est limité, se montrent exemplaires d’équilibre, d’articulation et de présence.
L’ouverture, dirigée avec une urgence inattendue, nous précipite dans le drame. Le tempo rapide, la vigueur rythmique, la fébrilité, les contrastes y participent pleinement, tout comme la clarté des textures, la conduite des phrases et le jeu des couleurs. Les silences, les suspensions et les progressions nous tiennent en haleine. Nicolas Krüger fait oublier la succession d’airs de concert au profit d’un drame qui se joue sous nos yeux : la continuité est renforcée par le resserrement des récitatifs, dont l’auditeur non averti ne perçoit pas certaines ablations, tant la chirurgie qui y a présidé est experte. Tout juste y attendait-on davantage de vie et d’invention du clavecin. Les quatre récitatifs accompagnés, musicalement et dramatiquement essentiels, sont magistralement conduits. On oublie que l’Orchestre National des Pays de la Loire joue sur instruments modernes (en dehors des timbales, clairement identifiables) : il a su écouter et faire siennes les couleurs restituées par Gardiner, Hogwood, Harnoncourt et les autres. Ductile, équilibré, chaque pupitre écoutant l’autre comme il écoute les solistes et les chœurs, c’est un bonheur constant. Bien sûr, les vents s’y montrent sous leur meilleur jour, le clarinettiste soliste en tout premier lieu, dont la virtuosité discrète tisse ses arabesques autour de la voix. Il sera justement ovationné au même titre que les chanteurs. Le public, nombreux, saluera chaleureusement chacun des interprètes de cette mémorable soirée. Malgré sa discrétion habituelle, on y a reconnu une très grande Vitellia, Véronique Gens, nantaise, venue écouter ses amis.
Oublions les partis pris, séduisants, mais trompeurs, qui nous paraissent dévoyer l’ouvrage. Les qualités rares de la distribution, comme de la direction pourraient-elles conduire à un enregistrement ? On le souhaite. La discographie, bien qu’abondante, y gagnerait une version d’une exemplaire jeunesse et d’une vitalité exceptionnelle.