Si les tenants de la date de création et ceux du début de la composition se disputent encore pour savoir si la Clémence de Titus est bien le dernier opéra de Mozart, beaucoup de mélomanes avertis s’accorderont à dire qu’il ne s’agit pas là de son chef-d’oeuvre lyrique le plus indiscutable. Sans atteindre les sommets d’intensité dramatique et de liberté théâtrale de la trilogie Da Ponte, ni l’apparente simplicité teintée de merveilleux de La Flûte Enchantée, elle marquerait un étonnant retour aux codes rigides de l’opéra seria, cette régression trahissant même, pour les plus sévères, son statut d’oeuvre de circonstance, commandée pour célébrer le couronnement de Leopold II comme roi de Bohème. C’est faire peu de cas de la fantastique inventivité mélodique et instrumentale que Mozart déploie tout au long des deux actes, et des questions qu’il pose au spectateur : pourquoi renonce-t-il à se lancer dans de grands ensembles très développés, alors qu’il tient cet exercice comme personne, sinon pour souligner la solitude où s’abîment presque tous le protagonistes (état que la version de concert de ce soir met particulièrement en évidence, les chanteurs quittant la scène dès qu’ils deviennent muets, laissant leurs interlocuteurs seuls au monde) ? Pourquoi confier les airs les plus marquants aux personnages qui s’illustrent surtout par leur cruauté (Vitellia) ou par leur lâche indécision (Sesto), sinon pour figer la vertu des autres dans un quasi-silence marmoréen ? Fidèle à son goût des situations complexes et des sentiments mêlés, Mozart avec La Clémence de Titus une de ses oeuvres les plus énigmatiques – et les plus exigeantes pour les interprètes.
On se félicitera donc de trouver à la Philharmonie une équipe si convaincante, soudée par une tournée déjà passée par Zurich mais encore attendue à Liège ou à Munich, où tout le monde chante et joue avec une énergie communicative, où chaque individualité, toute glorieuse fût-elle, n’oublie pas de laisser s’épanouir une vision d’ensemble. Toutes ses Alcina, ses Cléopâtre, faisaient qu’on s’attendait presque à entendre Cecilia Bartoli en Vitellia. Qu’elle reprenne Sesto ne suscitera pourtant aucun regret. D’abord parce que, plus de vingt-cinq ans après l’avoir enregistré pour Christopher Hogwood, elle en demeure une interprète suprême. Pas en renouvelant sa conception du rôle, comme se résolvent souvent à faire les chanteurs qui fréquentent les mêmes parties des décennies durant mais, justement, en ne changeant rien. Aussi fiévreux qu’aux premiers jours, aussi perpétuellement intense et investi, aussi spectaculaire dans un « Parto, parto ma tu ben mio » où Bartoli fait, certes, un numéro, mais un numéro qui fonctionne tellement bien, la salle suspendue à ses silences puis foudroyée au rythme des vocalises, ce Sesto est de ces incarnations qu’on est heureux de toucher du doigt. Ensuite, parce que la Vitellia hargneuse d’Alexandra Marcellier méritait elle aussi d’être entendue. Récemment révélée par une Cio-Cio-San in extremis à Monte-Carlo en remplacement d’Aleksandra Kurzak, la jeune soprano confirme sa place parmi les étoiles montantes du chant français : à la hauteur de l’ampleur vocale du rôle, aucunement effrayée par les vocalises qui tiennent tout le merveilleux petit trio de la fin de l’acte I, pas plus troublée que ça par les graves de « Non piu di fiori », elle balade son personnage cynique et arrogant avec une impressionnante autorité. Mais le plus beau est qu’autour d’un tel duel, personne ne fasse profil bas ! John Osborn étale une santé vocale qui contraste quelque peu avec les blessures, les plaintes et les doutes de Tito, mais un tel rayonnement force l’admiration. Léa Desandre impose avec évidence son timbre androgyne et trouble pour dessiner un Annio idéal qui trouve, sous la voix laiteuse de Mélissa Petit, une parfaite Servilia, quand Peter Kalman compense la brieveté de ses interventions par une présence vocale et scénique donnant à son Publius un relief inhabituel.
A la tête d’impeccables choristes et de Musiciens du Prince en bonne forme, dont quelques solistes rejoignent le devant de la scène lors de passages particulièrement exposés, Gianluca Capuano donne, dès l’ouverture, le ton d’une interprétation vigoureuse. Les marqueurs des exécutions sur instruments d’époque sont évidemment de la partie (changements de tempi et nuances bien accentués), sans que leur systématisme entrave une vision d’ensemble cohérente, où le théâtre prime, où l’action avance, mais où la musique respire. C’est presque une quadrature du cercle, et ce fut pourtant admirablement réussi.