Avec cette dernière journée du Ring des Nibelungen, on pouvait espérer comprendre le sens du message qu’a voulu délivrer Andreas Kriengenburg à travers sa mise en scène du cycle wagnérien. Avoir le fin mot de l’histoire, en quelque sorte. Après une traversée du Rhin qui voit la barque de Siegfried voguer sur un flot humain puis accoster dans le siège luxueux d’une multinationale dirigée par les Gibichungen et peuplée de cadres affairés, on se dit qu’on est en terrain connu : les corps encore, utilisés comme éléments de décor ou de figuration, ces femmes, ces hommes qui de Das Rheingold à Siegfried en passant par Die Walküre, reviennent inlassablement sous différentes formes comme un leitmotiv. Le sigle de l’euro que chevauche Gutrune semble ne pas laisser de doute : ce crépuscule des dieux sera le nôtre, celui de notre société dévorée par les crises financières, devenues aujourd’hui sociales avant d’être demain politiques. Siegfried, perverti, endosse à son tour un costume trois pièces. L’affaire est entendue. Pas tant que ça. Inexplicablement, la suite de l’opéra reprend une voie purement illustrative, comme si Andreas Kriengenburg s’était trouvé en panne d’inspiration. Les corps deviennent chœurs (les vassaux des Gibichungen) et ne reviendront qu’en toute fin de soirée. Le récit se déroule alors de manière classique, sans même cette étincelle théâtrale qui stimulait les épisodes précédents, jusqu’à l’incendie final, simulé au moyen d’une classique projection vidéo. Brunnhilde sort tranquillement par l’arrière-scène suivie peu après d’Hagen, Gutrune restée seule erre en son palais détruit jusqu’à ce qu’une tribu d’hommes en blanc vienne former un cercle autour d’elle, ces mêmes hommes en blanc que l’on voyait déambuler sur le plateau avant les premières mesures de Das Rheingold. Tout peut recommencer.
Compte tenu de l’inventivité et des moyens – colossaux – déployés depuis le début de la saga, on s’avoue un peu déçu. On aurait attendu davantage. Les corps ? Gagdet, pure virtuosité décorative dépourvue de sens. Le message ? Il n’y en a pas. Le Ring selon Andreas Kriengenburg n’est qu’un livre d’images, plus ou moins abouties, avec certains effets visuels de haute voltige (le dragon, la flamme de la forge, les eaux du Rhin) et d’autres qui font pschitt, ces derniers étant malheureusement ceux situés aux moments cruciaux (la montée au Walhalla, la chevauchée des Walkyries, le brasier final).
Ovationné par le public, Kent Nagano pèche souvent par flaccidité. Un souffle dramatique anime pourtant bel et bien sa direction, et plus particulièrement dans ce dernier épisode, mais par intermittence. Disons que les flottements que l’on perçoit çà et là (la fin des premiers et deuxième acte) sont compensés par des intuitions sonores que magnifie un Bayerisches Staatsorchester magistral (mort de Siegfried). Des transparences, des fulgurances au détriment d’une tension permanente.
Vocalement, si l’on écarte des Nornes massives dont une troisième (Irmgard Vilsmaier) courte d’aigu , on frôle l’excellence, dans ce dernier épisode encore plus que dans les trois autres qui pourtant mettaient la barre haut. Débarrassées de ces hoquets qui nuisaient à la pureté de la ligne, les Filles du Rhin fusionnent mieux que dans Rheingold. L’Alberich de Wolfgang Koch, idéal pour qui aime l’Albe agressif, trouve en Eric Halfvarson un fils à sa mesure, Hagen fuligineux dont Kriegenburg, allez savoir pourquoi, a fait le sosie de Lenine.
Les Gibichungen sont également de haute lignée. Iain Paterson, corrompu et libidineux, en impose encore plus qu’à Paris où il interprétait dejà un Gunther de grande classe (voir recension). Anna Gabler sait tirer partie d’une mise en scène qui flatte Gutrune plus que de coutume. La Gibich est ici mieux qu’une comparse, une protagoniste à la silhouette provocante qui, de la cagole – bien – imaginée par Kriegenburg devient femme puis sœur. Une présence classée X mais aussi une voix ample, sombre, solide, puissante, qui fait de Gutrune une vraie rivale de Brünnhilde.
Après un prologue – trop – riche en décibels, Stefan Gould reprend le contrôle d’un chant dont on ne perçoit les tensions que lors de son ultime récit. Dans un rôle qui en laisse plus d’un sur le carreau, le ténor est un modèle, vaillant sans ostentation, nuancé autant que possible, avec dans le ton une sensibilité qui apporte à Siegfried ce surcroît d’intelligence qu’on ne lui concède pas toujours. Nina Stemme, enfin, s’affirme comme la plus accomplie des Brünnhilde aujourd’hui. Son soprano peut au premier abord sembler lourd, comme carapaçonné dans une armure de fer inoxydable. La surprise vient de l’aigu qui, tout en préservant l’unité des registres, perce le métal avec un impact et une justesse remarquables. Rien ne peut résister alors à cette projection absolue avec en guise d’acmé, une scène d’immolation, vécue comme un long songe douloureux, impressionnante, qui à elle seule suffit à rendre ce Ring mémorable.
Version recommandée :
Wagner: Götterdämmerung | Richard Wagner par Birgit Nilsson