De l’avis des initiés, ce n’est pas le soir dans une Salle des Combins au chic faussement décontracté que bat le cœur du Verbier Festival mais la journée dans les rangs de son « Academy ». Chaque année, depuis 1994, une quarantaine de jeunes artistes, préalablement sélectionnés, sont invités à participer à des masterclasses avec des professeurs prestigieux. L’enseignement ne se veut pas traditionnel. Au contraire, il s’agit de « stimuler les jeunes musiciens, les pousser à se questionner sur leur choix de carrière, les amener à s’interroger sur ce qui les rend unique ». L’intérêt de la démarche tient aussi au fait que les activités de l’Academy sont ouvertes au public, offrant aux étudiants l’opportunité d’un premier contact formateur.
Plusieurs classes coexistent dont une consacrée à l’apprentissage de l’opéra, placée sous la responsabilité pédagogique de Claudio Desderi, côté chant, et de Tim Carroll, côté scène. Le projet s’organisait cette année autour de La Bohème, proposée le dernier jour du festival en version de poche dans l’église de Verbier, lieu on ne peut plus inadapté à l’opéra en raison de l’absence de scène, de fosse, d’espace, de tout ce qu’exige une représentation lyrique.
Pas d’orchestre au sens pléthorique du terme mais une dizaine d’instrumentistes (bien) dirigés par Antoine Glatard et casés tant bien que mal à la gauche de l’autel (on n’ose écrire côté cour). Est-ce la sélection judicieuse des jeunes chanteurs, l’adéquation de leur âge et de leur physique à ceux des personnages, les bienfaits de la formation dispensée durant ces quelques semaines, des conditions de représentation difficiles obligeant chacun à se dépasser ou la conjonction de ces différents facteurs ? Toujours est-il que le spectacle fonctionne. Mieux, cette Bohème avec ses fragilités, son ingénuité, son inconfort visuel, son dispositif scénique artisanal, son orchestration atrophiée, sa partition charcutée, émeut autant, voire plus, que bien d’autres, représentées pourtant dans les règles de l’art. A mettre aussi au crédit de ce succès le temps de la préparation, l’enthousiasme, la générosité et l’esprit d’équipe qui font que chacun se donne sans compter et sans essayer de tirer la couverture à soi.
De fait, aucun chanteur ne prend le pas sur les autres et tous apparaissent comme promis à un bel avenir s’ils poursuivent dans cette direction : Luis Gomes, Rodolfo à la quinte aiguë triomphante, à l’usage maîtrisé de la voix mixte et au vibrato prononcé (ce qui, selon Joseph Calleja, est signe de bonne santé vocale) ; Olena Tokar, Mimi à la voix timbrée, au lyrisme déjà affirmé, soucieuse de diction et d’intentions ; Johannes Kammler, Marcello promis à un avenir de barihunk s’il fait un peu de musculation, conserve cette aisance scénique et préserve un naturel que la largeur du rôle ne parvient pas à ébranler ; Laetitia Grimaldi Spitzer, Musetta élégante et percutante dont l’émission droite devrait gagner à explorer d’autres répertoires ; David Shipley, Colline à la présence saillante dès la première partie, bien avant qu’il ne chante avec tendresse sa « vecchia zimarra » ; Francesco Salvadori, Schaunard racé et Philippe Spiegel, presque trop séduisant pour ces rôles de caractère que sont Benoît et Alcindoro. Tous dotés de véritables personnalités, avançant ensemble dans une partition riche en ensembles sans que l’on ne déplore le moindre décalage. Le public, venu nombreux en plein après-midi, alors qu’un soleil radieux appelait davantage à musarder qu’à sacrifier au culte de la musique, leur réserve un triomphe mérité dont on prend le pari qu’il ne sera pas le dernier.