« C’est la vie de bohème, la vie de patachon » s’esclaffaient en duo Bourvil et Georges Guéthary au bon temps de l’opérette. Charles Aznavour renchérissait « Ça voulait dire on est heureux ». La chanson a fait le tour du monde. Qu’est-ce que la bohème, en vérité ? Une illusion, un mythe né d’un feuilleton de Murger, irrigué de peinture, nourri de musique. Puccini mais pas seulement. Leoncavallo adapta aussi à l’opéra les amours de Marcello et Rodolfo. D’autres drames lyriques puisent leur inspiration à la même source. Louise de Gustave Charpentier par exemple. Depuis, la bohème appartient à notre imaginaire avec son éternelle jeunesse, ses utopies, ses gueules cabossées, ses chambres du Quartier latin dont la vue plonge sur le bulbe blanc du Sacré-Cœur quand la géographie de la ville voudrait qu’elle embrassât les flèches de Notre-Dame. C’est tout le génie de Robert Carsen, dans la quatrième reprise du chef d’œuvre de Puccini au Vlaanderen Opera, d’avoir donné vie à cette chimère sans céder à la tentation d’Epinal. Là où d’autres éclusent les clichés, lui engendre l’univers que l’on avait en tête, avec trois fois rien, serait-on tenté d’ajouter si cette apparente simplicité n’était un leurre.
Posé sur le plateau légèrement incliné, nu et blanc comme une banquise, un parquet encombré de meubles et occupé en son centre d’un poêle au tuyau infini, dessine la mansarde. Une trappe sert de porte. Dans cet espace exigu, on se bouscule, on se gêne, on s’entasse, on se serre pour avoir plus chaud. Bon garçon, Najmiddin Mavlyanov chante « Che gelida manina » sans emphase, ni effet. Pourquoi fanfaronner lorsque la beauté intrinsèque du timbre ne le permet pas. Rodolfo n’a ni le soleil, ni le charme, ni la poésie mais il a la sincérité des cœurs simples. L’effort est imperceptible, même au deuxième acte lorsqu’il lui faut présenter dans un geste vocal appuyé Mimi à ses compagnons (« Eccoci qui, Questa è Mimi »). Invulnérable mais non imperturbable, le ténor aborde toutes les notes avec le même élan naturel. Aurions-nous pour ce Rodolfo les yeux de Mimi ? L’on ne saurait mettre en doute les élans amoureux de Gal James. Exprimés d’une vraie voix de soprano lyrique, ils s’épanouissent dans le haut-médium et l’aigu, sans affectation, ni afféterie, dût la coquette s’effacer derrière l’amante, dût la sincérité l’emporter – là encore – sur la sophistication du trait, sur ces sons portés par le souffle que l’on étire, diminue ou augmente au gré des sentiments.
© Annemie Augustijns
Du plancher, de la coulisse, des cintres, surgissent dans une explosion de joie les clients du Café Momus. Les artistes du Chœur, enfants compris, s’envoient leurs répliques en un vaste tableau tourbillonnant mais précis. Le sol est jonché de papiers. A l’époque déjà, les rues de Paris étaient sales. Musetta fait son entrée, robe noire lamée et éclat de rire pointu. « Quando me’n vo » sonne étriqué. Dans ce qui s’avère une prise de rôle, Hanne Roos apparaît encore fluette. Pourtant, les cœurs s’échauffent, les corps aussi. Les vêtements tombent. Une femme nue couchée sur le piano, un homard sur le corps, évoque Manet et Picasso. En Marcello, Simone Del Savio monopolise l’attention. Peut-être parce que les autres bohèmes sont plus modestes – Zoltán Nagy (Schaunard) et Leonard Bernard (Colline), pales de voix et de silhouette – peut-être parce qu’au contraire de ses partenaires, la spontanéité n’exclut pas l’opulence : une projection supérieure, un velours chatoyant, un éclat qui sort le baryton de son traditionnel emploi de faire-valoir.
L’histoire finira mal. Si on ne le sait pas, on s’en doute. Aux abords de la Barrière d’Enfer, symbolisée par une haute masure noire, percée d’une lucarne, les lumières savantes de Jean Kalman mettent les âmes à nu. Retour dans la mansarde du premier acte. Le sol couvert de crocus jaunes annonce le retour des beaux jours et la fin de l’insouciance. Mimi pousse son dernier soupir sur un matelas posé à terre. Marcello, Musetta, Schaunard et Colline quittent la scène lentement tandis que Rodolfo se remet à sa petite table pour écrire ce que l’on imagine être l’histoire de sa jeunesse. En un geste rapide, Antonino Fogliani conclut le récit. L’orchestre sous sa direction enflammée en est du début à la fin le premier protagoniste. Reconnaissants, les musiciens joignent leurs trépignements aux applaudissements du public enthousiaste.