Chef-d’œuvre d’humour absurde et satirique, l’opéra-féerie de Jacques Offenbach, Le Voyage dans la lune, sur un livret d’Albert Vanloo, Eugène Leterrier et Arnold Mortier, s’inspire lointainement de Jules Verne (De la Terre à la Lune, 1865) et sans doute aussi, sans que cette source ne soit citée, des Aventures du Baron de Münchhausen, bien avant Georges Méliès, dont le film intitulé également Le Voyage dans la lune date de 1902. La musique enjouée, souvent parodique et par endroits lyrique d’une œuvre qu’Offenbach n’a pas appelée opérette mais opéra, fût-il féerie, mérite d’être mieux connue dans son intégralité – et non seulement par le fameux « Ballet des flocons de neige » ou la valse chantée du prince Caprice. Aussi ne peut-on qu’être reconnaissant à l’Opéra de Fribourg de proposer ce spectacle, dont l’argument mêle aventure scientifique, histoire d’amour, dialogues désopilants, satire sociale et réflexion philosophique.
Sur terre, le roi V’lan veut remettre sa couronne à son fils le prince Caprice, qui la refuse et demande à aller dans la lune. Le savant Microscope, mis à contribution bien qu’il ne rêve que de rejoindre sa Cascadine, danseuse de cabaret, fait forger un canon géant qui enverra sur le sol sélène un obus dans lequel prendront place Caprice, lui-même et le roi, avec quelques provisions dont d’importantes quantités de pommes. Sur la lune, le roi Cosmos, aussi persuadé de l’impossibilité que la terre soit habitée que les astronomes de l’observatoire terrestre consultés par le roi V’lan étaient certains de l’absence d’atmosphère sur la planète morte, découvre avec surprise l’arrivée des voyageurs, entouré de sa femme la reine Popotte, de sa fille la princesse Fantasia et de son conseiller Cactus. Double inversé du monde terrestre, l’univers lunaire ne connaît pas l’amour – considéré comme une maladie – et Fantasia se trouve donc dans l’incapacité de répondre aux avances empressées de Caprice, qu’elle ne peut comprendre. Mais lorsqu’elle le voit manger une pomme, elle veut goûter à ce fruit inconnu et tombe aussitôt amoureuse du prince. Le roi Cosmos apprend alors aux voyageurs que lorsque les femmes ne remplissent plus leur fonction ou tombent malades, comme Fantasia, elles font l’objet d’une vente au plus offrant. C’est le prince Quipasseparla, « roi de la Bourse », qui acquiert Fantasia sur ce marché. Après diverses aventures, les Terriens sont condamnés, à la suite d’un jugement sommaire caricaturant juges et avocats, à passer cinq ans dans un volcan éteint, absolument privés de toute nourriture. Or la reine Popotte, qui a croqué une pomme avant d’apercevoir Microscope, en est devenue éperdument amoureuse et, par vengeance, consigne le roi Cosmos avec les condamnés, auxquels s’est jointe, cachée, la princesse Fantasia. Une éruption du volcan mal éteint chasse les hôtes de cette prison et tous ensemble contemplent le clair de terre en se promettant de partir bientôt pour cette planète « où il ne reste presque plus du tout d’amour ».
De fait, après les premiers tableaux sur terre, d’un classicisme de bon aloi évoquant l’époque de Jules Verne, un certain nombre d’inventions fantaisistes sont remplacées par l’introduction dans le livret et dans la mise en scène très vivante d’Olivier Desbordes d’accessoires et de textes renvoyant aux années 60 du vingtième siècle. L’idée, excellente, place les personnages devant un futur improbable qui est notre passé, devenu en partie aussi étrange à nos yeux qu’il l’est en tant que science-fiction pour V’lan, Microscope et Caprice. Réfrigérateur géant, machine à laver par le hublot de laquelle on aperçoit bientôt Caprice et Fantasia enlacés, téléviseur, aspirateurs et autres fruits du progrès sont entre les mains de personnages vêtus comme des poupées Barbie et des mannequins très sixties, aux couleurs vives et coiffés de perruques argentées permanentées. La scénographie de David Belugou et les costumes de Jean-Michel Angays et Stéphane Laverne sont très soignés et fonctionnent remarquablement bien : c’est un enchantement visuel. On regrettera simplement que les dialogues d’origine, si savoureux et bien écrits, soient largement remaniés, coupés, voire remplacés par un texte au rythme parfois en perte de vitesse dans les passages parlés. Les allusions à l’actualité politique française, qui ne sont pas toujours du meilleur goût, sont superflues et gâtent un peu, par leur lourdeur, la qualité du livret. C’est une pratique courante dans les opérettes, ce que n’est pas Le Voyage dans la lune, sauf à considérer que le compositeur a choisi sans raison l’appellation d’« opéra-féerie ». Car il apparaît que nous sommes là entre la critique sociale de La Vie parisienne et la poésie des Contes d’Hoffmann. Caprice est un rêveur et un poète, Fantasia annonce Olympia. Pourquoi avoir actualisé là où le texte pouvait garder une dimension pour partie intemporelle, pour partie d’une désuétude qui fait aussi le charme de l’œuvre ?
Quoi qu’il en soit, Christophe Lacassagne en roi V’lan et Éric Vignau en Microscope s’en donnent à cœur joie, formant un duo comique du meilleur effet, avec des voix sonores et bien timbrées, auquel répond avec la même qualité le duo sélénite composé de Jean-Claude Saragosse en roi Cosmos et de Michel Mulhauser en Cactus. La soprano Marlène Assayag (qui chante en alternance avec Jennifer Tani) prête au prince Caprice son dynamisme et la clarté de sa diction, passant avec aisance de l’énumération blasée (air « Ah, j’en ai vu ! j’en ai vu ») au lyrisme de la romance à la lune (« Ô reine de la nuit »), au rondeau (« Monde charmant que l’on ignore ») ou au duo d’amour (« Le doux fruit par toi mordu »). La reine Popotte trouve en Hermine Huguenel une interprète de talent, révélant dans sa subite passion amoureuse toutes les nuances de son mezzo. Jonathan Spicher, prince Quipasseparla grimé en Elvis Presley, dispose d’une voix souple et séduisante mais dont la projection est insuffisante, notamment dans les ensembles, ce qu’il compense par un jeu d’acteur parfaitement convaincant dans ce rôle de composition. Absolument remarquable de précision, de clarté d’émission et de maîtrise des nuances dans la grande variété des airs et la difficulté des vocalises, la jeune soprano Magali Arnaud Stanczak campe une princesse Fantasia d’emblée très affirmée, et incandescente dès lors qu’elle a eu la révélation de l’amour. Sa puissance vocale et l’homogénéité dans les différents registres s’accompagnent d’un engagement physique proprement époustouflant – elle est irrésistible de drôlerie, entre autres dans l’air « Je suis nerveuse / Je suis fiévreuse ».
Les Chœurs de l’Opéra de Fribourg, qui se chargent également des changements de décor à vue entre les tableaux, sont parfaitement coordonnés, et investis dans le jeu scénique tout en apportant aux ensembles vocaux une intensité particulière. Sous la baguette énergique de Laurent Gendre, l’Orchestre de chambre fribourgeois donne de cette partition subtile une interprétation expressive et riche de contrastes. On revient enchanté et le cœur joyeux de ce Voyage dans la lune.
Prochaines représentations à Lausanne les 17 et 19 février 2014 de cette nouvelle production de l’Opéra de Fribourg (en coproduction avec l’Opéra de Lausanne et le Festival de St-Céré).