Interrogé à propos de son film-opéra La Belle et la Bête, présenté pour la première fois en Sicile en 1994, Philip Glass expliquait « je vais prendre La Belle et la Bête (ndlr : le long-métrage réalisé en 1946 par Jean Cocteau avec Josette Day et Jean Marais dans les rôles-titres), en éliminer la bande-son originale, composer une nouvel partition d’opéra, et la synchroniser avec le film ». Puis le compositeur racontait le travail de fourmi nécessaire à la réalisation du projet, du chronométrage précis de chaque mot à l’enregistrement de la partition pour qu’une fois terminée et juxtaposée à la pellicule, un décalage l’oblige à reprendre l’ensemble, de manière à synchroniser parfaitement les voix avec le mouvement des lèvres. En version de concert, à la Philharmonie 2 (ex Cité de La Musique), cette synchronisation idéale de l’image et du son s’avère mission impossible. L’écran est accroché en hauteur au-dessus de la scène, chanteurs et musiciens interprètent en direct une partition que Michael Riesman, le directeur musical historique de l’ouvrage, essaie tant bien que mal d’ajuster à la projection du film de Cocteau. Peine perdue ! Les mécanismes d’horlogerie ravéliens sont jeux d’enfants à côté de la précision exigée par l’exercice. Quelques répliques en place donnent furtivement l’idée du résultat recherché. La magie opère cependant, à condition de s’accrocher au sous-titrage, d’autant plus indispensable que le français des chanteurs n’est pas toujours parfait et que le débit du chant n’est pas celui de la parole.
A Paris déjà, dans la même salle il y a douze ans, Marie Mascari cumulait Félicie et Adélaide, Peter Stewart ajoutait Ludovic au Père, et Gregory Purnhagen chantait, en plus de la Bête, l’officier du port, Avenant et Ardent. Seule, Hai-Ting Chinn remplace Alexandra Montano dans le rôle de Belle mais la mezzo-soprano faisait partie de la reprise d’Einstein on the Beach en octobre 2013. Le langage de Philippe Glass lui est aussi familier. Si l’orchestre puise sa limpidité chez Debussy, c’est Haendel, de l’aveu même du compositeur, qui a servi de modèle à l’écriture vocale. La parenté saute moins aux oreilles. Surtout, les interprètes ne s’apprécient pas selon tous les critères habituellement utilisés lors d’une représentation d’opéra. Sonorisée, leur performance n’apparait pas tant physique que mentale. L’exactitude rythmique, plus présente chez certains que chez d’autres, l’articulation, la recherche de couleur selon le personnage interprété l’emportent sur la projection, le souci des nuances et bien évidemment sur la virtuosité.
Dans un texte liminaire, projeté après le générique du film, Jean Cocteau invoquait le droit à la naïveté. Magnifiée par une récente restauration, débarrassée d’une bande-son inévitablement datée même si non dépourvue de charme, agrémentée d’une musique à l’enchantement obsessionnel, La Belle et la Bête dépasse les frontières du conte de fée pour toucher aux rivages de la poésie. « Je trouve que c’est le contrepoint ainsi créé entre les chanteurs et l’image qui est merveilleux », commente Glass. Si son langage s’accorde à celui de Cocteau, c’est qu’il repose sur une même volonté de lisibilité. N’a-t-on pas assez reproché à l’un comme à l’autre d’être trop simples, voire simplistes. L’accessibilité n’était pas une vertu pour un XXe siècle obscurantiste à force d’abstraction. Le XXIe tolérera-t-il davantage de clarté ? Les applaudissements nourris à la fin du concert le laissent espérer.