Les spectateurs sont accueillis sur la Rambla, devant la façade du Licéo, par des cris, sifflets et banderoles inhabituels : une manifestation regroupe les personnels techniques et administratifs du théâtre, qui veulent rappeler à l’occasion de cette première leur inquiétude quant à l’avenir de l’établissement dont nous avons déjà à plusieurs reprises mentionné les difficultés, et où l’on déplore déjà 29 licenciements. Le lever de rideau est donc retardé de 35 minutes.
Créée à Amsterdam début 2012 (représentation enregistrée sur DVD, voir le compte rendu de Laurent Bury), cette Kitège est une coproduction des Nederlandse Opera, Licéo et Scala de Milan qui ne semble pas devoir être représentée à l’Opéra de Paris, contrairement à ce qui avait été annoncé. Selon un procédé bien connu, qui évite les frais d’une tournée de troupe, le plus possible de forces locales sont intégrées à la production (seconds rôles, chœurs, orchestre). Ainsi, la présente représentation n’a plus guère à voir avec la vidéo correspondante, puisque dix chanteurs sur quinze sont nouveaux, ainsi que l’orchestre et les chœurs. Mais la mise en scène et la direction d’acteurs de Dmitri Tcherniakov (sur place pour cette reprise) restent néanmoins extrêmement présentes et solides, et si les chœurs sont physiquement plus méditerranéens que slaves, on ne peut que saluer le magnifique travail qu’ils ont accompli. Alors que dans la vidéo les gros plans des actes II et III peuvent aider à la vision et à la compréhension du drame, la vision directe du spectacle n’offre que magmas informes de chanteurs d’où ne se dégagent quasiment aucun personnage : si ceux qui connaissent déjà l’œuvre peuvent à la rigueur s’y retrouver, les spectateurs non préparés ne peuvent rien comprendre.
Les habitués du Licéo sont tout d’abord charmés par la vision idyllique du premier acte, dont ils applaudissent le décor à tout rompre : une petite maison dans une prairie hyperréaliste, néanmoins plus proche de la cabane de Charlie Chaplin dans La Ruée vers l’or que de la chaumière de Blanche Neige de Walt Disney. La même maisonnette réapparaît au quatrième acte, dans un astucieux décor à transformation. C’est dans ces deux actes que Svetlana Ignatovich et Maxim Aksenov (le prince Vsevolod) se taillent la part du lion, surtout la première qui assume avec brio le rôle écrasant de Févronia ; mais sans pouvoir éviter le côté guimauve de son jeu genre Mélodie du bonheur du premier acte, elle a également du mal à adapter sa voix – typiquement russe et parfois un rien acide – aux diverses phases de l’action. Ce n’est qu’au quatrième acte qu’elle donne vraiment la pleine mesure de son talent, dans le duo avec l’excellent Dmitry Golovnin (Grichka Koutierma), et dans la scène finale élégiaque. Quant au prince charmant modernisé, Aksenov en a le physique passe-partout mais garde une certaine fraîcheur vocale. L’un et l’autre rendent en tous cas crédibles des personnages qui pourraient n’être que fades.
Les spectateurs, sous le charme de cette nature enivrante et de la douce histoire d’amour de conte de fée, sont d’autant plus frappés par la violence de la scène du deuxième acte, transposée dans un genre de restaurant collectiviste façon Russie des années 50. La vulgarité et la violence y sont chose commune, sans que pour autant on comprenne très bien ni les enjeux ni le déroulement de l’action : c’est certainement là la grande faiblesse de la production. Les choses empirent au troisième acte, qui se déroule dans une salle des fêtes désaffectée : un Père Noël hystérique, un homme nu qui traverse la scène, une longue fellation imposée à l’héroïne, bref, à part la fausse Marilyn, on a droit à tous les poncifs que ressortent régulièrement les metteurs en scène en mal d‘inspiration.
Pourtant, la distribution est exemplaire, et tout particulièrement Eric Halfvarson (le Prince Youri), Dimitris Tiliakos (Fiodor Poïarok), Maria Gortsevskaya (une adolescente), et les deux tatares Bediaï (Alexander Tsymbalyuk) et Bouroundaï (Vladimir Ognovenko) ; tous nous font partager leur fièvre, et il faut dire que rarement sur scène on assiste à des caractérisations aussi cohérentes : là aussi est l’une des contradictions de la production. La représentation est menée à un excellent rythme par le chef Josep Pons, qui sait étager d’intéressants plans sonores, faire sonner à l’orchestre les cloches infernales de la ville cachée, et faire donner les cuivres de manière étincelante. Mais malgré tous leurs efforts, qu’est devenue la ville de Kitège dans ce curieux et incompréhensible maelstrom des deuxième et troisième actes ? Nul ne le sait, et pour le coup elle a bel et bien totalement disparu. Comme nombre de spectateurs qui n’auront pas regagné leur siège pour le quatrième acte.