Inauguration de la deuxième saison que Daniele Gatti, l’Orchestre National de France et le Châtelet consacrent à Gustav Mahler, le concert de ce soir mettait en perspective avec la 5e Symphonie les Kindertotenlieder ; couplage somme toute assez classique mais toujours très pertinent, ces deux œuvres ayant été créées à 3 mois d’écart, et partageant une même atmosphère funèbre. Cette soirée était aussi l’occasion de retrouver Matthias Goerne, qui a démontré une fois de plus que dans la lignée des Liedersänger, il tient crânement tête aux plus grands.
En tout premier lieu, répétons ici que le baryton frappe d’emblée par l’utilisation qu’il fait de sa propre voix : c’est en instrumentiste qu’il soigne les lignes, module les sons, passe à l’envi des murmures confidentiels aux plus douloureux emportements, sans qu’on doute jamais de la profonde musicalité de ses choix d’interprète. Car comme tous les grands instrumentistes, Goerne ne fait rien qui pourrait contredire la partition, portée ici comme le tout premier texte de l’œuvre, devant même ceux de Rückert : nulle inflexion n’est entreprise qui ne nous paraisse éminemment justifiée par ce que demande Mahler, nulle intention n’est tentée qui ne nous semble légitimée par ce que les Kindertotenlieder réclament.
Mais c’est aussi en homme de théâtre que Matthias Goerne met à jour les souffrances de ce père qui vient de perdre son enfant. On sait, pour l’avoir déjà applaudi à plusieurs reprises, que le baryton allemand n’est pas de ces Liedersänger statiques qui placent sur le seul chant tous les éléments de leur interprétation ; il se distingue, au contraire, par une expressivité physique qui transparaît même en concert –et qui, là encore, n’a rien de vain puisqu’elle influe sur sa voix. On sent, dès un « Nun will die Sonn’ so hell aufgeh’n » étrange, aussi las que fébrile, combien la nuit qui vient de s’achever a été douloureuse. On voit, peu à peu, comment la perte de l’enfant fait sombrer le père dans une folie dont il ne songe même pas à sortir, folie qui culmine, comme il se doit, dans « In diesem Wetter, in diesem Braus » aux grondements sourds et aux accents hallucinés. Portés par cette interprétation majeure, les musiciens de l’Orchestre National de France et leur chef cisèlent l’accompagnement avec une inspiration bienvenue. Là encore, c’est un écrin fidèle au style et à l’esprit de Gustav Mahler qui est offert à Goerne : ces paysages vallonnés (« Oft denk’ich, sie sind nur ausgegangen »), dont la beauté et la sérénité sont à rebours des tempêtes qui ravagent les âmes, et qui sont peut-être ceux qui bordent le Wörthersee, où le compositeur se promenait de longues heures durant avant de retourner à ses partitions. Ils nous apparaissent là à chaque instant avec une précision stupéfiante. Un grand moment, chargé comme il se doit de sa part de mystère, et qui nous donne confusément l’impression d’avoir entendu tout ce dont les Kindertotenlieder sont faits.
Portée par le bras conquérant d’un Daniele Gatti débordant d’enthousiasme (sa baguette n’y résistera pas, qui se perdra quelque part au milieu des violoncelles pendant le Scherzo) et dirigeant sans partition, la 5e Symphonie ne se situe pas vraiment sur les mêmes hauteurs. On apprécie, au cours des deux premiers mouvements, la belle cohésion d’ensemble, la bonne préparation des cuivres et des bois, la puissance que le chef insuffle à son orchestre, l’attention qu’il porte au détail des plans sonores. Le Scherzo, hélas, dénonce assez cruellement la sécheresse des cordes (notamment dans les passages pizzicato) et les limites de la vision de Daniele Gatti : ce mouvement complexe (tout en tensions éruptives et en retours au calme, il est sans doute le passage le plus difficile de toute la symphonie) aurait nécessité une vision d’ensemble plus cohérente, une ligne directrice plus claire. Le fameux Adagietto occasionne alors une véritable remobilisation des troupes (même si les cordes, extrêmement sollicitées, n’y retrouvent pas la rondeur qui leur manquait déjà dans le Scherzo), avant un final dont la précision et le panache portent leurs fruits : ce sont sous d’impressionnantes acclamations que le concert se termine. Suite des réjouissances prévue le 13 janvier 2011, avec la 6e Symphonie et les Rückert-Lieder dans lesquels on retrouvera… Matthias Goerne !