Marraine de la 14e édition de la manifestation « Tous à l’opéra ! », Karine Deshayes revient sur la crise du Covid-19 qui impacte l’ensemble de la profession. Elle démontre, dans cet échange, la fragilité des jeunes chanteurs face à cette situation sanitaire inédite, et présente son profond intérêt pour la transmission.
Vous êtes une des signataires de la lettre ouverte du Collectif des Chanteurs Lyriques de France qui traite de la fermeture des salles de spectacles, due à la crise du Covid-19. Dans quel état d’esprit êtes-vous aujourd’hui ?
Nous devions absolument l’écrire car elle reflète toutes nos inquiétudes. Les priorités actuelles du gouvernement sont celles du Covid-19. Comment combattre ce virus, quelles seront les évolutions du confinement… Ce sont les problématiques de l’urgence. Néanmoins, il faut absolument que le cri d’alarme de la profession soit entendu par les pouvoirs publics. Nous attendons tous de connaître les mesures qui vont être prises, notamment pour l’ensemble des corps de métiers qui sont impactés par cette crise sanitaire : artisans, restaurateurs, commerçants, etc. Mais disons-le, à l’heure actuelle nous n’avons pas forcément beaucoup entendu les mots « culture » ni « artistes ».
Ces annulations successives de productions nous ont tous amenés à nous interroger sur la situation des artistes…
… et comme le disaient mes collègues, notamment Ludovic Tézier dont vous avez publié la lettre ouverte, ce sont surtout les plus jeunes qui vont être fragilisés. Avec 23 ans de carrière, j’ai la chance de me sentir plus à l’abri que des artistes qui entament leur parcours professionnel.
Selon vous, dans cette crise, l’intermittence est davantage problématique pour les jeunes ?
Oui absolument, parce qu’à partir d’un certain niveau de salaire, il devient compliqué de prétendre à une journée de chômage. C’est fini le temps où des artistes de variétés, par exemple, touchaient des sommes conséquentes. Le système n’est plus le même, et moi-même, je suis en mesure d’en parler. Au tout début de ma carrière, quand j’étais intermittente, les jours non travaillés qu’on appelait les jours « chômés », nous touchions quand même une somme. Ensuite, le calcul de l’intermittence a été construit différemment, sur la base de nos revenus mensuels ce qui est, d’une certaine façon, plus logique. Dans le contexte de cette crise, forcément nous nous sommes tous posés une série de questions sur l’intermittence : est-ce que les périodes de travail vont être vraiment comptabilisées, puisque nous n’avons pas fait les représentations ? Est-ce qu’il sera possible de décaler la date anniversaire pour ceux qui attendaient leurs 507 heures ? Le régime de l’intermittence présentait des difficultés dès le départ. Elles sont probablement accentuées aujourd’hui, et ceci surtout pour ceux qui peuvent y prétendre. Et ceux qui peuvent y prétendre, ce sont bien les jeunes chanteurs lyriques ! Dans ce moment catastrophique que nous sommes en train de vivre, nous nous devons de penser aux plus jeunes chanteurs qui sont vraiment les plus fragilisés. Pour ma part, faisant une carrière internationale, je ne peux prétendre à l’intermittence qu’après une période de neuf mois de carence.
Les agents sont également touchés.
Oui et ils ont fait leur travail en attirant, eux aussi, l’attention des pouvoirs publics. Mais leur courrier n’a pas été relayé par la presse. Ce sont surtout les artistes qui prennent la parole et ce que nous espérons, c’est que les maisons d’opéra qui seront soutenues par les pouvoirs publics, comme le seront d’autres entreprises, trouveront une solution pour nous aider par la suite. Quand j’entends que la somme de 22 millions d’euros sera allouée à la Culture, je me dis que c’est une goutte d’eau par rapport à la catastrophe que nous sommes en train de vivre. Et surtout, dans ces 22 millions d’euros, 11,5 millions d’euros seront pour l’ensemble des musiques. Une somme qu’il faut aussi comparer aux 50 milliards annoncés par le ministère allemand de la Culture. Mais qu’est-ce que cela va recouvrir concrètement ? Cela ne va jamais recouvrir tous les salaires des artistes et des techniciens qui sont mis sur le carreau. Il faut bien rappeler que toute production annulée est, en règle générale, un salaire perdu. Pour revenir sur les jeunes chanteurs, beaucoup d’entre eux ont appris leurs partitions, avec des chefs de chant, des professeurs, des coachs de langue, etc. Ces jeunes ont dépensé de l’argent, du temps. Alors vous me direz que ce n’est pas perdu car ils ont dorénavant ces rôles à leur répertoire. Mais finalement, ils ne savent même pas quand ils pourront les chanter. On dit que les maisons vont reprogrammer les productions annulées. Mais quand ? Et comment ?
Nous vivons de notre art et nous savons, quand nous nous lançons dans ce type de carrière, que nous n’avons pas un métier de sécurité. Mais c’est la première fois que ce cas de figure nous arrive, et cela nous fragilise encore plus. Nous ne pouvons pas chanter, mais ce n’est pas parce qu’on est malade ! Cela étant, on donne la parole aux artistes lyriques, et d’ailleurs je vous en suis reconnaissante, mais il ne faut pas oublier les autres : les danseurs, les instrumentistes, les figurants, les techniciens… Le problème est le même pour tout le monde, et je suis vraiment très inquiète. Je me demande comment nous allons nous en sortir. Pour le moment on parle de crise sanitaire, mais déjà se profile une crise économique hors norme.
Économique et sociale.
Oui, et d’ailleurs j’espère juste, que les maisons d’opéra quand elles auront reçu ces éventuelles aides, pourront reverser ensuite des dédits aux chanteurs. Nous nous doutons bien qu’il faut être solidaires et que cela va être difficile pour elles de payer toutes les représentations annulées et ainsi honorer les contrats, puisque nous sommes rémunérés à la représentation. Pendant plusieurs semaines, les artistes, rarement chez eux, ont dépensé des sommes non négligeables pour le logement, les transports, la nourriture, etc. Vraiment, la profession doit être beaucoup plus entendue et soutenue dans cette crise qui nous touche de plein fouet.
Lors de l’annonce du confinement, vous étiez au Théâtre des Champs Élysées pour la préparation de Roberto Devreux. Comment l’arrêt de cette production s’est-il passé ?
Nous sommes allés jusqu’à l’italienne à l’issue d’un mois de répétitions. C’était une ambiance très particulière, mêlée de joie et de plaisir de participer à cette magnifique production, et aussi d’anxiété d’autant qu’une grande partie du cast venait d’Italie… qui était déjà frappée par cette crise sanitaire.
Avez-vous de leurs nouvelles ?
Oui, bien sûr, nous sommes en contact, et nous nous demandons tous comment cela va se passer ensuite. Est-ce que demain, nous pourrons de nouveau, dès la levée du confinement, rouvrir les maisons d’opéra, avoir des regroupements de plus de 1 000 personnes dans une salle de spectacles ? Sous quelles conditions ? Pour combien de temps, etc. ?
La priorité d’une partie du public ne sera peut-être pas de retourner à l’opéra, ne serait-ce que pour des raisons économiques.
Oui, une partie du public exprime sa tristesse d’être privée d’opéras et de concerts. Je le vois et le lis à titre personnel sur ma page fans sur Facebook par exemple. Ceux qui ont les moyens retourneront à l’opéra et au concert. Mais effectivement, pour ceux qui sont dans une situation financière difficile, notamment en raison de cette crise, cela ne sera pas leur priorité. C’est pour cela que la manifestation « Tous à l’opéra ! » est géniale puisque c’est gratuit. Si, dans le contexte actuel, nous pouvions offrir quelque chose de gratuit et de festif aux gens pour sortir de cette morosité, ce serait formidable.
Si cette 14ème édition est maintenue, elle aura encore plus de sens !
Oui ! C’est vraiment une magnifique opportunité que de pouvoir, tous les ans, donner un coup de projecteur sur nos métiers, présenter toutes leurs facettes, que nous soyons chef d’orchestre, metteur en scène, chanteur, danseur, accessoiriste, costumier, etc. et de montrer que les opéras sont accessibles. Il faut le redire et notamment aux personnes qui n’osent pas franchir les portes de ces institutions.
Vous estimez donc que c’est important de rappeler, aujourd’hui encore, que l’opéra n’est pas une affaire d’élites ou de spécialistes.
Oui ! Quand je rencontre des personnes qui se rendent dans des petits festivals auxquels je participe, en règle générale, elles y découvrent l’art lyrique et c’est fantastique. Finalement, ces petits festivals leur donnent envie d’aller à l’opéra. Mais quand on leur demande pourquoi elles ne vont pas à l’opéra, elles disent toujours « Mais nous, on ne connaît pas. On ne connaît pas la musique, on n’est pas spécialiste, donc on ne peut pas apprécier ». Ce à quoi je réponds toujours que plein de personnes se rendent dans les musées et elles ne sont pourtant pas spécialistes en histoire de l’art. Nous ne sommes pas obligés de connaître spécialement le peintre, l’école, le courant, pour pouvoir apprécier un tableau. Pour l’opéra c’est la même chose, nous ne sommes pas obligés de connaître précisément le compositeur, ses caractéristiques, le siècle de composition ou toute autre information musicologique pour apprécier et être saisi par l’émotion. Ils n’osent pas par non-connaissance, alors que pour les autres arts, ils sont peut-être plus curieux.
Lors de « Tous à l’opéra ! », nous ne découvrons pas uniquement ce qui se passe sur scène. Nous pouvons découvrir tous les métiers, tout ce qui se passe derrière. Se donner le temps d’un week-end pour découvrir ces lieux c’est vraiment une belle opportunité.
Vous avez prévu de donner une master classe à l’amphithéâtre de Bastille lors de ce week-end de « Tous à l’Opéra !». La transmission est-elle importante pour vous aujourd’hui ?
J’ai été moi-même élève de ces master classes et j’arrive à un moment de ma carrière où effectivement, transmettre devient quelque chose d’important. Beaucoup de choses m’ont marquée dans mon apprentissage du chant et de la scène, et j’estime que c’est mon rôle maintenant de donner à mon tour.
Mettez-vous en garde ces jeunes chanteurs sur la fragilité de cette profession que vous évoquiez précédemment ?
Je pense qu’ils la connaissent. A mon époque, on nous le disait déjà. On sait bien que nous ne sommes pas des médecins qui, après 8 à 10 ans d’études, peuvent travailler dans un hôpital, rejoindre un cabinet, etc. Nous savons qu’à la fin de nos études, nous ne pourrons pas forcément en vivre. C’est une difficulté que nous partageons avec d’autres, je pense aux compositeurs notamment. Ce sont des années de sacrifice et c’est très difficile de vivre de son art, encore plus maintenant. Quand j’y repense, je me dis que, pour ma part, j’ai eu la chance aussi d’avoir pu connaître l’expérience de la troupe.
A l’Opéra National de Lyon ?
Oui, j’y étais avec Stéphane Dégout, Paul Gay, etc. C’était la dernière promotion puisqu’elle a fermé en 2003 pour des raisons économiques, encore une fois. C’était extraordinaire. On y côtoyait des chefs et chanteurs différents. On nous a appris à construire un programme, monter un récital. On travaillait avec des coachs de langue et des pianistes tous les jours de la semaine, sans dépenser d’argent. Nous étions salariés par la ville. Nous faisions un total de toutes les représentations auxquelles nous participions dans l’année, et ce total était divisé par le nombre de mois ce qui nous faisait un salaire. C’était vraiment la belle époque ! Je trouve ça regrettable qu’il n’y ait plus de troupe. Personnellement, j’y ai beaucoup appris.
On remarque que l’accessibilité et le renouvellement du public sont toujours des priorités absolues des théâtres d’opéra. Estimez-vous que les choses aient changées depuis quelques années ?
Complètement parce déjà, il y a de plus en plus de jeunes. A Paris, on le remarque à Bastille, à la Philharmonie, etc. Quand j’étais plus jeune, j’entendais déjà, à l’époque, que le public de l’opéra était majoritairement constitué de personnes âgées. Aujourd’hui cela me fait sourire qu’on parle de renouvellement du public parce que, disons-le, elles se sont renouvelées les personnes âgées. Ce ne sont certainement pas les mêmes qu’il y a 40 ans [rires] ! Et puis, je trouve aussi qu’on remarque un renouvellement du type de public, de par l’usage des codes sociaux. Le public est beaucoup moins guindé. Maintenant les spectateurs sortent du travail et vont à l’opéra en jean. Cela n’aurait pas été possible il y a plus de cinquante ans. Dans les années 60, les gens y allaient encore en robe de soirée et en costume, voire en smocking. Enfin, je trouve aussi que l’opéra à la télévision et toutes les retransmissions dans les cinémas offrent un sacré levier de démocratisation.
Qu’en est-il de votre première fois à l’opéra ?
Mon père était corniste et faisait les musiques de scènes à l’Opéra de Paris. C’est grâce à lui que j’ai découvert ce monde. Au départ, vers l’âge de 12-13 ans, j’allais voir des répétitions générales, notamment des répétitions d’opéras de Wagner. Ensuite, il y a un opéra qui m’a profondément marqué, la Norma, en 1987, avec Michèle Lagrange et Martine Dupuy. Deux françaises pour les deux rôles féminins, c’était un sacré cocorico pour nos chanteuses ! Je crois que cela ne s’est jamais reproduit depuis. D’une façon générale, je peux dire que j’ai eu beaucoup de plaisir en allant à l’opéra avec mon papa. J’ai pu voir de près Luciano Pavarotti, Renée Fleming, June Anderson et plein d’autres grands chanteurs, et cela m’a beaucoup influencée. A force de voir toutes ces répétitions, je me suis très vite dit que c’était formidable de pouvoir allier le théâtre et la musique, et c’est cela qui a motivé ma vocation.
Étiez-vous une fan ?
Complètement ! J’allais voir les chanteurs après les représentations, je leur demandais des dédicaces. J’ai même couru dans la rue après Régine Crespin pour avoir un autographe, j’avais 13 ans et à l’époque, j’étais une vraie groupie [rires].
Mais il en faut ! Maintenant, c’est vous que les jeunes viennent voir.
Oui ! Je suis très heureuse de les rencontrer, de les écouter et de partager des moments d’échanges qui m’apportent aussi beaucoup. C’est toujours un immense plaisir de sentir la passion chez les jeunes.
Propos recueillis le 27 mars 2020