Le metteur en scène belge Gilbert Deflo n’a pas toujours suscité l’enthousiasme avec les différents spectacles qui lui ont été confiés à l’Opéra de Paris, mais cet Amour des trois oranges est probablement ce qu’il a proposé de mieux sur la première scène nationale, et l’on comprend que cette production, créée en 2005, filmée et commercialisée en DVD, reprise en 2006, nous revienne cette saison. Voilà une mise en scène parfaitement lisible, qui associe différents univers avec un goût et une intelligence exemplaires : le cirque, avant tout, avec un décor en forme de piste aux étoiles et les Ridicules devenus des clowns en salopette blanche, mais aussi la Commedia dell’Arte, comme y invitent les origines italiennes du livret et le nom de plusieurs personnages, et enfin les années 1920, avec le couple Clarice-Léandre, vamp et bellâtre de cinéma muet, et avec les groupes présents dès le prologue, Tragiques, Comiques, Lyriques et Têtes Vides, parfaitement caractérisés par leurs attitudes et leurs costume (bravo à William Orlandi), qui évoquent « Relâche » et autres créations de l’Avant-Garde des Années Folles. Devant la totale réussite d’un spectacle aussi impeccablement réglé, l’enthousiasme incite à goûter le résultat d’ensemble sans nécessaire s’attarder sur le détail de chaque prestation. Alain Altinoglu dirige avec brio une partition qui fait la part belle à l’orchestre, avec sa célébrissime Marche que plus d’un spectateur fredonne en sortant de la salle. Avec l’orchestre, le Chœur de l’Opéra de Paris est l’autre pilier de l’œuvre, fonction qu’il remplit admirablement.
Si L’Amour des trois oranges n’est peut-être pas de ceux qui font courir les lyricomanes, ce n’en est pas moins un opéra bien commode à programmer. Il a moins de cent ans, d’où le vernis de modernité qu’elle confère à une saison, et il n’appelle aucune performance vocale hors du commun. Tout juste pourra-t-on excepter le rôle du Prince, nettement plus exigeant que les autres personnages : Charles Workman est depuis 2005 l’incontournable protagoniste de ce spectacle, promenant avec une grâce lunaire sa grande silhouette dégingandée qui recrée un mime Deburau revu par Jean-Louis Barrault. Découvert à Paris il y a près de vingt ans, le ténor américain paraît légèrement en difficulté dans les passages les plus tendus, frôlant même l’accident au troisième acte. Autour de lui – et de Lucia Cirillo, Sméraldine depuis la création de cette production –, la distribution évolue au fil des ans. Après avoir été Tchélio en 2006, Alain Vernhes revient cette fois en Roi de Trèfle ; l’âge commence à se faire sentir, et l’on aimerait dans certains passages entendre une vraie basse. Déjà Clarice en 2006, Patricia Fernandez retrouve un personnage qu’elle campe fort bien scéniquement, mais où sa diction gagnerait à être plus claire. Vincent Le Texier, qui fut Léandre à Lyon en 1989, dans la fameuse production de Louis Erlo, devient un Tchélio sans doute plus en voix que ses prédécesseurs, et l’on regrette que Prokofiev n’ait pas donné plus à chanter au magicien.
Il est assez cocasse de songer que, si L’Amour des trois oranges fut créé en français plutôt que dans la langue maternelle du compositeur, c’est parce que le directeur musical de l’opéra de Chicago, Cleofonte Campanini, estimait qu’il serait difficile de réunir une troupe de chanteurs russes. Aujourd’hui, la difficulté serait plutôt devenue inverse : la distribution ne compte néanmoins que deux slavophones, Alisa Kolosova en princesse Nicolette, et Igor Gnidii en Pantalon. Et à part la – forcément – truculente Cuisinière de Hans-Peter Scheidegger, basse suisse qui fait ainsi ses débuts à l’Opéra de Paris, l’avantage de l’œuvre de Prokofiev est aussi de fournir toute une série de rôles assez légers à nos compatriotes, notamment Antoine Garcin, bondissant Farfarello, Amel Brahim-Djelloul, grâcieuse Ninette, ou Alexandre Duhamel, solide Héraut. Nicolas Cavallier tire le maximum des quelques phrases que lui offre le personnage du pleutre Léandre. Marie-Ange Todorovitch se déchaîne en Fata Morgana, même si pour elle aussi, le rôle exige plus d’expressivité que de prouesses vocales. Et surtout, Eric Huchet est le grand triomphateur de la soirée, Trouffaldino exemplaire (comme il l’était déjà à Dijon en 2009), et l’on se dit que ce ténor-là a de quoi aborder bien davantage que les figures « de caractère » et autres bouffons auxquels il a jusqu’ici été cantonné. Espérons que son Elemer dans Arabella, avec lequel il alterne sur cette même scène de l’Opéra Bastille, lui vaudra d’être remarqué et distribué dans des emplois plus importants.