Juliette ou la clé des songes est un opéra rare. Certes il est celui que l’on retient principalement de la production lyrique de Bohuslav Martinu, mais il est peu donné en dehors de la Tchéquie. Après un éphémère triomphe en 1938, il ne sera repris que vingt ans plus tard en Allemagne tout d’abord. En France il faudra attendre 1962 pour une première parisienne en version concert et 1970 pour une première mise en scène, à Angers. La production de Zusana Gilhuus date de mars 2016, nous assistons à la 14e représentation, au Nàrodní divadlo, là même où eut lieu la création, il y a 80 ans, sous la direction du dédicataire Václav Talich, ami, maître et mentor de Martinu. Juliette est aussi un opéra rare par l’atmosphère qui s’en dégage. Un livret qui nous plonge en plein surréalisme (Georges Neveux lui même fut conquis par le travail de Martinu, en pleine adéquation avec son texte, ce qui l’incita à retirer à Kurt Weill les droits d’adaptation qu’il lui avait pourtant dans un premier temps octroyés !) et fait que Juliette reste une énigme jusqu’au bout.
La mise en scène de Zusana Gilhuus est d’une belle intelligence. Elle est à la fois fidèle au texte et libre à souhait, libre de poétiser pleinement la – maigre – trame narrative (par exemple Michel n’utilise pas son pistolet lorsqu’il tire sur Juliette, seules ses mains miment le geste – du coup, a-t-il vraiment tiré et l’a-t-il vraiment touchée ?). Elle fait appel pour cela à des décors à la fois esthétiquement réussis et porteurs de sens. Au premier acte, le décor (la forêt), les costumes et les lumières sont de la blancheur de ce monde des songes et des souvenirs disparus. Un bel escalier plane sur la scène; il disparaîtra au II pour revenir à la toute fin. Michel finira par l’emprunter pour rejoindre, certainement, Juliette dans le monde des songes et des souvenirs. Au II, un niveau inférieur apparaît sous la forêt. Il est tout noir en revanche. C’est ce monde réel que Michel ne veut pas quitter. Aussi le magnifique duo d’amour se passe -t-il sur les deux niveaux, et lorsque Juliette finit par rejoindre Michel en bas, c’est pour s’y perdre définitivement. Au III enfin, les deux mondes (le monde réel et celui des souvenirs ) se rejoignent mais c’est pour mieux s’opposer et la séparation des deux mondes n’est plus horizontale, avec toujours la possibilité de monter vers l’un ou de descendre vers l’autre, mais verticale et hermétique, comme cette porte derrière laquelle on entend le chant de Juliette, sans jamais la voir.
© Hana Smejkalová
On est heureux de retrouver un orchestre du Théâtre National en belle forme. Tout y est, malgré une partition souvent périlleuse. Les rythmes sont complexes, variés, obligeant souvent les chanteurs à ne pas quitter le chef Jaroslav Kyzlink des yeux, mais ces précautions nous valent un travail très propre de la troupe.
Le chœur des femmes au I est magnifique, il nous entraîne d’emblée dans ce monde onirique et vraiment surréaliste qui nous captive.
Il y a dans cette œuvre deux rôles principaux autour desquels gravitent une foule d’apparitions éphémères que se partagent une douzaine de chanteurs. Ils forment un ensemble cohérent, ils sont en effet ceux qui vont amener Michel à comprendre qu’il n’est pas de leur monde. Remarquons Ondřej Koplík, commissaire obtus, facteur déjanté, garde forestier inquiétant et conducteur de train peu conciliant. Le tout avec une voix assurée et un jeu de scène brillant. Le petit Arabe et le chasseur de Markéta Cukrová ont séduit le public, car la voix est limpide, assurée et le jeu toujours juste.
L’une des difficultés particulières de cette pièce tient à ce que souvent le discours musical varie, oscillant entre le parlé, le parlando et le chanté. C’est une des originalités de la partition que de glisser subrepticement de l’un à l’autre. On commence la phrase par le chant et on la termine en parlant ou vice versa. Une difficulté que maîtrise admirablement le Michel de Peter Berger. Il nous gratifie d’une prestation remarquable. Le rôle est long (il est présent sur scène du début à la fin ), sans trop de difficulté certes si ce n’est ce superbe monologue final qu’il conclut par un fortissimo qui fait son effet.
La Juliette est, ce soir-là, celle de Alzebeta Poláčková, membre de la troupe de l’opéra. Paris l’avait découverte en 2015 dans Rusalka où elle incarnait le deuxième esprit de la forêt . Elle est une très belle Juliette. Sa – brève – apparition nous aura permis d’apprécier un soprano bien timbré et justement projeté. Sans doute sa voix manque-t-elle un peu du mystère, de l’énigme, que doit incarner le personnage, et qui doit nous donner envie de percer le mystère de Juliette. Car nous y voilà ; au final, qui saurait trouver la bonne clé qui donne accès aux songes et aux souvenirs ?