Sur un principe un peu différent de celui du Théâtre du Peuple à Bussang, où le fond de la scène s’ouvre sur la montagne, la scène du théâtre d’Oberammergau (au sud de Munich, dans la région des châteaux royaux de Louis II de Bavière) est ouverte en permanence et, au-dessus du décor, les spectateurs placés les plus loin de la scène bénéficient de la campagne environnante. Mais de ce fait, la scène est à découvert ; aujourd’hui, le ciel s’est tout à coup obscurci et un orage de grêle d’une rare violence a interrompu la première partie du spectacle, qui a repris après une demi-heure d’arrêt. La vaste protection translucide de la scène, bien que motorisée, n’a pu être mise en place en raison de la soudaineté de l’orage, de la force du vent et des morceaux de branchages qui ont vite encombré le mécanisme. Je ne sais si c’est à nouveau « Yahvé qui fit tomber la grêle sur le pays d’Égypte […] » (Exode 9:13-35), mais quand la violence des éléments se mêle à la violence des événements racontés sur scène, le spectacle est de toute beauté.
C’est en 1633, à la fin d’une peste meurtrière, que les habitants d’Oberammergau épargnés expriment le vœu de représenter tous les dix ans la Passion du Christ. Dès l’année suivante, la première représentation a lieu dans le cimetière. Divers textes sont successivement utilisés, et les représentations, d’abord seulement une ou deux, attirent déjà entre 1 000 et 5 000 spectateurs. En 1820 ont lieu les dernières représentations dans le cimetière. Un nouvel espace, d’une capacité de 5 000 sièges, est aménagé pour la Passion de 1830, à l’emplacement du théâtre actuel, et un autre en 1890. Ce n’est qu’en 1898 qu’un auditorium couvert de 4700 places est construit, soutenu par 6 arches métalliques semi-circulaires, et toujours en usage aujourd’hui : on est déjà arrivé alors à 47 représentations, et leur nombre ne cessera de croître jusqu’à atteindre 110 représentations (520 000 spectateurs) en 2000. En 1928, une nouvelle scène est construite, et en 2000 le théâtre est à nouveau rénové : une nouvelle façade est ajoutée, en même temps qu’est réalisée la modernisation technique de l’espace scénique. En 2010, 102 représentations sont prévues. Mais déjà retentissent, comme à Bayreuth trois sonneries de trompettes pour indiquer que le spectacle va bientôt commencer, et les spectateurs disciplinés quittent les rues de la jolie petite ville bavaroise pour se diriger vers le théâtre.
Ce qui surprend le plus le spectateur qui assiste pour la première fois à une représentation de la Passion à Oberammergau, c’est l’importance de la partie musicale : au moins un tiers des 5 heures et demi que dure la représentation est occupé par musique, chœurs et airs de solistes, ce qui correspond à la durée d’un oratorio traditionnel. Une grande partie de cette musique accompagne l’action, mais aussi des « tableaux vivants » représentant des épisodes de l’Ancien Testament : un narrateur (prologue), les solistes et les chœurs commentent ces tableaux mis en relation avec le Nouveau Testament. Cette tradition remonte à 1750 et à la Passion conçue par P. Ferdinand Rosner, poète et professeur de rhétorique au monastère d’Ettal tout proche. Mais dès 1674, la musique était déjà présente avec l’usage de trompettes.
Un professeur de musique local, Rochus Dedler, écrivit entre 1811 et 1820 la musique qui est toujours jouée aujourd’hui ; des modifications incessantes ont fait évoluer la partition, jusqu’en 1950 où elle se stabilise, jusqu’à la révision effectuée par Markus Zwink pour la série de représentations de 2010 (un CD de la production musicale de 2010 est édité par le Festival). La musique de Dedler, qui se situe entre Mozart, Haydn et Mendelssohn, est fort belle, et présente de grandes qualités dramatiques et scéniques en même temps que religieuses. Les interprètes musicaux, hormis l’orchestre de 57 instrumentistes, sont tous des amateurs qui suivent une formation musicale et vocale spécifique (64 choristes et quatre solistes). La qualité musicale de l’ensemble est excellente, notamment l’orchestre fort bien dirigé par Michael Bocklet. Les solistes (la soprano est organisatrice de concerts, la mezzo secrétaire médicale, le ténor étudiant et la basse charpentier) sont de qualité vocale diverse, mais du niveau de ceux que l’on peut entendre dans les Passions de Bach interprétées dans les églises allemandes. Nous citerons tout particulièrement les belles prestations de Michael Pfaffenzeller et de Heinrich Buchwieser. Il faut noter que, pour assurer les représentations quasiment en continu, 83 musiciens, 110 choristes et 12 solistes jouent en alternance.
Le décor, très sobre, et les costumes à la fois originaux et d’une grande tenue, épurés et modernisés dans les tons blanc, brun, jaune et bleu-gris, sont mis au service d’une mise en scène très cinématographique et très efficace, bénéficiant d’une scène immense (70 mètres d’ouverture). Tout au plus les cris rythmés de la foule à l’encontre du Christ évoqueront-ils pour certains d’autres cris tout aussi rythmés mais beaucoup plus récents. Plusieurs distributions pour les rôles principaux (20 rôles principaux, 120 rôles secondaire parlant), et des centaines de figurants (2 400 au total en tenant compte de l’alternance) vivent tous l’action et semblent beaucoup plus concernés que bien des figurants professionnels. Tous acteurs amateurs, de la ville même (il faut en effet y vivre ou, si on l’a quittée, y avoir vécu au moins 20 ans pour pouvoir participer à la production), ils sont d’une présence et d’une qualité de jeu confondante.
Hormis quelques longueurs dans les textes, les 5 heures trente passent sans que l’on s’en aperçoive (coupées d’un entracte de 3 heures permettant d’aller dîner et de visiter, au musée local, la très intéressante exposition sur l’histoire des représentations de la Passion à Oberammergau). On ne peut oublier la longue ligne des choristes tout en blanc, ni tous les animaux qui contribuent à animer l’action (1 âne, 8 moutons, 6 chèvres, 1 cheval, 2 chameaux et un lâcher de colombes blanches), non plus que la très curieuse tradition des « tableaux vivants », théâtre dans le théâtre assurant un parallèle entre l’Ancien Testament (la vie de Moïse) et le Nouveau, en présentant 13 scènes saint-sulpiciennes du plus curieux effet, perpétuant une tradition qui a connu un très vif succès aux XVIIIe et XIXe siècles.
Bref, il s’agit là d’un grand spectacle populaire d’exception riche de ses 376 ans d’expérience et d’une très vieille tradition médiévale, d’une haute tenue scénique et musicale, qu’il convient de voir – en dehors de toute considération religieuse – au moins une fois dans sa vie. Le spectacle est donné jusqu’au 3 octobre 2010. Et, pour ceux qui ne pourraient avoir de places, rendez-vous est pris pour une nouvelle production en 2020.