L’an prochain, à Jérusalem ! C’était à peu près le message que délivrait le pape Urbain II à la chrétienté en lançant son appel à la première croisade le 18 novembre 1095. C’est en le reproduisant pendant l’ouverture en surimpression sur le rideau de scène, à grand renfort d’images relatives à la période médiévale, objets du culte en ivoire, vitraux historiés, chapiteaux romans, planètes courant leur orbe ou zodiaque dans le ciel, que le metteur en scène Hugo de Ana, qui signe aussi costumes et décors, introduit l’opéra Jerusalem que le Teatro Regio de Parme présente à l’occasion du Festival Verdi 2017.
Sélectionnées avec soin et enchaînées dans une succession tourbillonnante qui emplit l’espace, ces projections colorées, réalisées par la société de Sergio Metalli, constitueront tout au long du spectacle, quand le metteur en scène y recourra, un efficace substitut aux moyens exceptionnels que réclame le genre « grand opéra ». Hugo de Ana a choisi de donner à voir, de combler le regard et de séduire par des tableaux évocateurs où le choix des couleurs, la définition de l’aspect, lisse ou hérissé de reliefs, la disposition des éléments du décor dans l’espace, qu’il s’agisse de surfaces pour les bâtiments, d’objets ou de personnes, renvoie à un riche substrat de références picturales dans les genres orientaliste ou troubadour. La gageure sera tenue et l’ensemble de la production est d’un raffinement constant, auquel contribuent même les libertés prises par les costumes quant à l’historicité ou la vraisemblance. Si l’on ajoute que l’enchaînement des scènes avec changement de lieu est obtenu pratiquement sans interruption, à l’exception d’un précipité pour préparer l’espace scénique nécessaire au ballet, par des fondus enchaînés réalisés grâce aux projections sur le rideau de tulle qui masquent les changements en train de s’opérer, on peut dire que cette production est une réussite aussi bien technique qu’esthétique à laquelle les lumières de Valerio Alfieri sont une contribution essentielle.
Pour ses débuts à Paris Verdi veut mettre toutes les chances de son côté et sacrifier à ce qui plaît. Prudemment, il choisit comme Rossini l’avait fait avant lui, de remanier une œuvre ayant fait ses preuves en Italie. I Lombardi alla prima crociata deviendront donc Jérusalem, au prix d’ajustements, ajouts, retraits, déplacements, transpositions, qui en feront une œuvre originale. Le cadre historique reste le même, celui de cette expédition militaire destinée à protéger les chrétiens d’Orient et les pèlerins, toujours plus menacés après la déconfiture de l’armée byzantine en 1071. Quant à l’intrigue sentimentale, elle relève de l’invention pure, mais elle permet de créer des situations de tension propices aux élans lyriques, de la scène initiale, qui refait Roméo et Juliette, à la scène finale, où l’aveu et la mort du coupable ont suscité l’horreur avant de rétablir la justice et l’harmonie, pour la plus grande gloire de Dieu.
Hélène et Gaston (Acte I, scène 1) © Roberto Ricci
Il y a trois grands rôles : le couple d’amants, ténor et soprano, et le méchant, une basse ; trois rôles secondaires, le père crédule – un baryton –, le représentant du pape – une basse –, un écuyer fidèle – ténor – ; et des utilités, une confidente – mezzosoprano –, l’émir de Ramla – basse –, un officier, un héraut et un soldat. L’amant doit avoir de la vaillance mais peu, puisque la scène d’entrée le montre prêt à épouser la fille du meurtrier de son père. Ce guerrier est d’abord un amoureux, puis une victime quand il est injustement accusé, encore une victime quand il est prisonnier à Ramla et toujours une victime quand il subit l’humiliation publique et évidemment toujours amoureux. Son chant essentiellement lyrique doit être souple et capable d’élancements et de tenues. Ramon Vargas a tous les atouts nécessaires, à l’exception des notes les plus aigües, pourtant écrites mais qui lui sont devenues inaccessibles et qu’il a la sagesse de ne pas tenter. Si l’on ne peut nier une certaine frustration, l’élégance générale et la sensibilité de l’interprétation l’emportent. Son intrépide bien-aimée, nouvelle Isabelle partie à la recherche de l’amant disparu, semble avoir assez de caractère pour tenir tête à son père et se lancer dans des aventures peu compatibles avec son appartenance au « sexe faible ». On attend une voix qui traduise l’énergie de cette amoureuse exaltée. Celle d’Annick Massis, dont la performance est indiscutablement digne d’éloges pour la qualité du contrôle de l’émission et les raffinements techniques qui sont sa marque, son filés et trilles compris, nous prive un peu de l’élan, voire du mordant que nous associons au personnage, par exemple dans la scène où Hélène menace l’émir de représailles s’il la maltraitait, probablement en raison de la ténuité du centre et du bas du registre. Leur persécuteur, l’oncle pervers et concupiscent, le comploteur assassin, le calomniateur du premier acte devient dans le second cet ascète en route vers Jérusalem dont la réputation de piété impressionne même les musulmans et dont les pèlerins chrétiens ont fait un saint homme. On ne surprendra personne en disant que Michele Pertusi campe le personnage avec la maestria qu’on lui connaît : d’abord arrogant, brutal et sournois comme il faut, il donne au repenti qui se croit fratricide une humilité non dépourvue de noblesse qui en fait un authentique héros tragique. Certes les graves les plus extrêmes révèlent les limites de sa voix de basse chantante, mais ces quelques secondes ne peuvent entacher une prestation de première grandeur, où l’expressivité du chant a la justesse et la précision qui caractérisent ce chanteur musicien.
On ne s’étendra pas sur le personnage du comte de Toulouse, qui n’évolue guère une fois qu’il est convaincu de la culpabilité de Gaston de Béarn, ni sur le légat du Pape, représentant d’une autorité qui se veut indiscutable. Le baryton Pablo Gàlvez et la basse Deyan Vatchkov y sont aussi dignes que possible, même si leur prononciation du français n’est pas irréprochable. Le personnage de Raymond, l’écuyer fidèle, évolue encore moins, mais le ténor Paolo Antognetti projette sa voix bien timbrée de façon telle que l’on croit à son indignation. Valentina Boi, en suivante d’Hélène, ou Massimiliano Catellani, en émir de Ramla, ont peu d’occasions de laisser leur empreinte.
Il en va différemment du chœur qui recueille un triomphe aux saluts, à juste titre, même si certains contrastes entre piano et forte nous ont semblé un rien outrés, plus destinés à faire montre d’un contrôle virtuose que d’une prescription de la partition, mais après tout il s’agit d’interprétation. La partition utilisée, justement, est celle de l’édition critique établie par Jürgen Selk pour les éditions de l’Université de Chicago et les éditions Ricordi de Milan. Cela nous vaut quelques scènes brèves en plus et surtout le ballet dans son intégralité. Affirmer qu’il nous a passionné serait excessif, mais la chorégraphe Leda Loiodice a empoigné le problème à bras le corps. Grâce aux seize danseurs et danseuses dont elle dispose, elle occupe l’espace scénique de façon continue, sans tomber dans la parodie de ballets mauresques ni les banalités du ballet contemporain, et l’exploit n’est pas mince !
Derniers de la liste mais ô combien essentiels eux aussi, les musiciens de l’Orchestre Philarmonique Toscanini. Ils se montrent d’une plasticité infinie sous la direction millimétrée de Daniele Callegari, qui démontre une fois de plus quel grand chef d’opéra il sait être, tant il contrôle l’intensité sonore pour soutenir les chanteurs tout en la relevant en un instant pour maintenir la tension. Il cisèle les procédés d’écriture qui constituent des « constantes » verdiennes qui se retrouveront dans les œuvres du futur, et on ne perd rien des réminiscences peut-être accidentelles de Norma ou d’opéras de Meyerbeer. Sa direction est tout à la fois précise, équilibrée et lyrique, et ce n’est que justice s’il est lui aussi acclamé au rideau final. Prophète en son pays, Michele Pertusi triomphe à l’applaudimètre mais au-delà des succès personnels, cette communion dans l’amour de Verdi qui rassemble un public international ne laisse pas de réconforter car elle transcende les frontières. On pourra peut-être la voir à l’œuvre à Monte-Carlo, coproducteur d’un spectacle incontestablement réussi.