De Beethoven, qu’expose actuellement la Philharmonie de Paris, en légère avance sur le cent-quatre-vingt-dixième anniversaire de sa mort, on connaît la fameuse interrogation existentielle, en exergue de son dernier quatuor, « Muss es sein ? », à laquelle répond l’affirmation « Es muss sein ! » Tout romantique qu’il était, Ludwig Van reprit à son compte cette idée du triomphe nécessaire du destin. Un siècle auparavant, Haendel partageait la confiance d’un Leibniz en la perfection du monde créé par Dieu, et la formule « It must be so », qui ouvre l’oratorio Jephtha, revient ensuite pour confirmer le père dans l’obligation de sacrifier sa fille. Comme si cela ne suffisait pas, Thomas Morell a inclus dans son livret le slogan conçu par Alexander Pope dans son Essay on Man : « Whatever is, is right ». Pour sa mise en scène de Jephtha, Claus Guth s’appuie totalement sur cet « It must be so » répété, mais pour mieux en subvertir radicalement le message et le tordre dans le sens de la contestation. Les quatre mots qui le forment apparaissent en lettres géantes et traversent le plateau comme autant d’éléments de décor mobiles, puis reviennent pour la deuxième partie du spectacle dans la confusion la plus totale, leur mélange reflétant le chaos qui règne dans l’esprit de Jephté. Et le « Whatever is, is right » est assené par un chœur qui brandit le poing, image d’intolérance et de cruauté bien plus que de confiance en la bonté de Dieu. Autre point sur lequel les images montrées font le choix de s’éloigner, voire de contredire le triomphalisme du livret : la guerre dont Hamor et Jephté reviennent victorieux est représentée comme une boucherie barbare dont même les vainqueurs ne sortent pas indemnes. A la fin du spectacle, Hamor succombe à ses blessures, Jephté reprend la route au lieu d’occuper le trône que lui a cédé son frère, et Iphis sauvée pour devenir religieuse sombre dans la folie.
Richard Croft et Anna Prohaska © DNO
Vision très noire, donc, mais présentée de manière convaincante et servie par d’excellents interprètes, avec malheureusement un nouveau tic de Claus Guth, découvert lors de son Couronnement de Poppée viennois : l’intrusion d’instants de bruits enregistrés pour séparer les scènes, parfois assez longs lorsqu’il s’agit d’inclure des images muettes. Il est dommage qu’aucun chef d’orchestre ne s’oppose à cette pratique qui parasite des partitions dont l’état de complétion ne justifie aucune intervention de ce genre. On s’en étonne un peu de la part d’Ivor Bolton, dont la passion pour Haendel est bien connue, et qui dirige Jephtha avec un naturel admirable, sans la moindre crispation, sans rien de forcé, avec toujours des tempos et des nuances parfaitement en place. Le Concerto Köln lui obéit au doigt et à l’œil, la formation étant elle aussi réputée pour ses interprétations haendéliennes, sous des chefs aux options les plus diverses. Mention spéciale pour le Chœur de l’Opéra national néerlandais, qui se plie sans effort apparent, mais avec toute la rigueur voulue, au style de cette musique où la masse chorale se voit confier quelques-unes des interventions les plus émouvantes. On peut d’ailleurs se demander à quels instruments et à quelles voix ce spectacle sera confié lorsqu’il sera repris à l’Opéra de Paris, son coproducteur.
On peut aussi espérer que Paris saura réunir le gratin du chant haendélien aussi bien qu’Amsterdam. Richard Croft est à l’heure actuelle le styliste le plus accompli parmi les ténors spécialistes de ce répertoire ; les années passant, il peut désormais aborder les personnages plus mûrs, mais avec une voix toujours aussi agile et expressive, et une incarnation fouillée de cette réponse biblique à Agamemnon et à Idoménée. Anna Prohaska remporte en Iphis un triomphe mérité : comme toujours, sa langue anglaise maternelle lui permet de se surpasser, et Claus Guth lui offre une héroïne aux multiples facettes, bien moins univoque qu’on pourrait s’y attendre. Bejun Mehta, d’abord amant de comédie dans ses échanges avec la future victime, se change lui aussi en figure tragique, avec un art consommé du chant. Peu mais bien chantant, Florian Boesch est en Zebul une sorte de cousin du grand bourgeois névrosé qu’avait imaginé Claus Guth à Salzbourg pour le comte Almaviva, et le personnage en acquiert un relief tout à fait inhabituel. Storgè ne semble pas avoir autant inspiré le metteur en scène, et Wiebke Lehmkuhl, malgré la largeur de son timbre, ne procure pas non plus toute l’émotion associée à la mère de l’héroïne. Ana Quintans brille dans son unique air : l’Ange, on pouvait s’en douter, n’est ici qu’une jeune femme qui surgit du chœur pour clamer sa réprobation de l’attitude de Jephté. Sortie après son récitatif, elle revient vêtue en ange sulpicien, avec de grandes ailes dans le dos, sous les rires du public. Décidément, les envoyés euphoriques du Ciel n’ont pas leur place dans cette conception bien sombre de l’ultime oratorio haendélien.