Spectacle hybride et inclassable, ni opéra ni oratorio au sens traditionnel, Jeanne d’Arc au bûcher pose le problème de l’articulation entre voix parlée, musique et voix chantées. L’idée de la danseuse et actrice Ida Rubinstein, magnifiée par la rencontre entre Paul Claudel et Arthur Honegger, avait débouché en 1938 sur cette « synthèse de tous les éléments du théâtre avec le texte parlé », selon les termes du compositeur. Qui mieux que Roméo Castellucci, soucieux d’une perception intégrale de l’ensemble des expressions artistiques à l’œuvre, pouvait mettre en scène de façon neuve cet « oratorio dramatique » ? C’est une lecture dramatiquement magistrale, radicalement dépouillée qu’il nous offre à l’Opéra de Lyon.
Choc théâtral, émerveillement musical, le spectacle est fort et intense. Non pas mise en scène d’une figure emblématique, chargée du poids de la tradition, mais irruption de l’invisible dans le quotidien, de l’inouï au sein de l’existence la plus prosaïque. Soit une salle de classe à l’ancienne, avec tableau noir, craies, institutrice d’autrefois et jeunes filles sagement habillées. Le spectateur cherche Jeanne – fausse piste –, guette la musique qui ne vient pas. Le cours se termine, la salle est déserte. Un concierge factotum vient nettoyer la salle, ranger les chaises, les tables. C’est lui qui bientôt, saisi d’un appel qui nous échappe et d’une frénésie progressive, entend des voix qui le conduisent à faire le vide – au sens propre – dans la salle et à s’y enfermer, pour se dépouiller de tout : de son être, de ses vêtements, de sa vie. Il devient Jeanne, il est Jeanne. Et l’on ne voit plus qu’elle. Extraordinaire performance d’Audrey Bonnet, sur le plan théâtral bien sûr mais aussi vocal, en symbiose avec la direction musicale du chef, dès lors que la musique a commencé, au bout d’une longue plage de silence, de ce silence qui précède les bouleversements les plus profonds.
Arthur Honegger, Jeanne d’Arc au bûcher, Opéra de Lyon 2017 © Stofleth
Côté jardin, le couloir de l’école laisse apparaître l’incompréhension de la direction devant ce scandale, ainsi qu’un Frère Dominique en costume trois pièces incarné par Denis Podalydès, convaincant dans sa sobriété (loin des déclamations grandiloquentes entendues parfois dans ce rôle) malgré une sonorisation qui a tendance à brouiller la projection. Conformément à l’idée centrale, aucun chanteur n’est visible, Jeanne est seule en scène avec ses voix, c’est elle qui occupe tout l’espace. Regroupés au niveau -2, dans l’amphithéâtre de l’opéra, les chœurs et les solistes sont sonorisés, leur chant nous parvenant par les haut-parleurs situés de part et d’autre de la scène. Le théâtre et la musique priment sur la vocalité musicale. C’est là sans doute le seul regret que puisse exprimer l’amateur de chant lyrique, tout en reconnaissant la cohérence et la force de cette proposition sur le plan général. En dépit de leur excellence, les Chœurs et la Maîtrise de l’Opéra de Lyon, tout autant que les solistes Ilse Eerens (sopano solo), Valentine Lemercier (Marguerite), Marie Karall (Catherine), Jean-Noël Briend (ténor solo) entre autres ne peuvent capter l’attention auditive autant que le permettrait leur présence sur scène. Ils demeurent des voix qu’entend Jeanne et que nous ne percevons que de manière indirecte. Au moment des saluts, par un effet dramatique inattendu, ces solistes apparaissent en costumes médiévaux, comme si nous était donné à voir alors ce qui jusque là était invisible.
C’est avant tout la musique qui dialogue de manière saisissante avec le texte parlé de Jeanne. Dès les premières mesures de la partition, Kazushi Ono affirme sa maîtrise souveraine de la partition de Honegger, avec ses passages d’un style à l’autre, tantôt insensibles, tantôt inopinés, dans le chatoiement des timbres et avec ces moments de lyrisme comme suspendus entre les effets bruitistes, dans une diversité d’expression puissamment servie par l’Orchestre de l’Opéra de Lyon.