Philippe Boesmans (né en 1936)
Julie
Opéra de chambre en un acte (2005)
Livret Luc Bondy et Marie-Louise Bischofberger
d’après Mademoiselle Julie d’August Strindberg (1888)
Mise en scène : Matthew Jocelyn
Scénographie : Alain Lagarde
Costumes : Zaïa Koscianski
Lumières : Pierre Peyronnet
Julie : Caroline Bruck-Santos
Jean : Alexander Knop
Kristin : Agnieszka Slawinska
Ensemble Musiques Nouvelles
Direction musicale : Jean-Paul Dessy
Paris, Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, 8 janvier 2010
Je t’aime, moi non plus…
Ah, les opéras adaptés de pièces… Ils sont pourtant légion, mais peut-on pour autant oublier l’œuvre originale ? Bien sûr, on ne joue plus guère au théâtre La Dame aux camélias, ni Le Roi s’amuse, auxquels la Traviata et Rigoletto ont ravi la vedette… Mais on joue toujours beaucoup en France et à travers le monde Mademoiselle Julie de Strindberg (depuis sa création à Paris au Théâtre Libre par Antoine dès 1893, en passant par les représentations remarquées au théâtre voisin Edouard VII avec Niels Arestrup et Isabelle Adjani puis Fanny Ardant en 1983) ; et le cinéma nous en a légué plusieurs adaptations dont celle, inégalée, d’Alf Sjöberg avec la présence lumineuse d’Anita Bjork (1950). C’est dire que les références ne manquent pas.
Le thème de l’œuvre est bien connu, adaptation moderne des relations maitre-valets (la citation du « Se vuol ballare, signor Contino » des Noces de Figaro par Philippe Boesmans est amusante). Tout se déroule dans le huis clos d’une cuisine de grande maison, pendant les fêtes de la Saint-Jean qui sont aux pays nordiques ce que le carnaval de Rio est à l’Amérique du Sud. Dans cette nuit de folie, mademoiselle Julie se donne à Jean, le valet de son père, qui l’emprisonne dans ses rais au point qu’elle vole son père et ne peut trouver d’issue autre que fatale – seule délivrance possible – à son drame passionnel et psychologique. Mais la recherche effrénée d’élévation sociale poursuivie par Jean n’explique pas à elle seule la relation bestiale qui les unit l’espace d’un instant : la folie de la fête, l’arrivée de l’été, l’envie de rire, de danser, de s’enivrer, de jouir du moment, la solitude physique et morale de Julie, tout les y prédispose. Quant à Kristin, la fiancée de Jean, elle subit tout cela sans s’y impliquer vraiment.
Les formules toutes faites à l’emporte pièce ne manquent pas : la raison du plus fort, le vulgaire mettant son emprise sur la noblesse, la passion animale réunissant l’espace d’un instant deux êtres que tout sépare, déshonneur, culpabilité… : tout a concouru, avec la complexité de la psychologie des personnages liée à la représentation crue du désir sexuel féminin, à placer cette pièce d’une grande modernité à la base du théâtre contemporain. Car sous des dehors agressifs et méprisants, à la fois haineuse, cynique et provocante, Julie est la digne représentante de la vieille noblesse décadente, prisonnière de ses préjugés ; mais elle cache en même temps, derrière une façade de froide beauté, une infinie faiblesse. Lutte des classes ? Plus encore désir de part et d’autre de gommer ce qui sépare les classes sociales, et ce qui sépare les sexes.
La version lyrique de ce huis clos dure 70 minutes. C’est court et long à la fois ; car malgré la variété de la musique (tantôt mélodique, tantôt polyphonique, tantôt chromatique) et la richesse d’une orchestration flamboyante fort bien défendue par 19 excellents musiciens placés sous la baguette habile de Jean-Paul Dessy, tout paraît néanmoins un peu sur le même plan. Quelle était en effet la caractéristique principale des grands duos lyriques du XIXe siècle (Norma, Don Carlos, Aïda etc.), sinon les respirations dans la violence ? Respirations qui manquent ici où tout, malgré les quelques sorties de scène, se déroule plutôt mécaniquement et uniformément, la musique ne dégageant pas suffisamment les dents de scie des sentiments des personnages. Néanmoins, c’est une œuvre forte, plutôt classique, bien écrite pour les voix, et qui s’écoute avec intérêt.
Cette production, présentée dans le décor misérabiliste genre cantoche militaire, est la sixième de cet opéra créé à Bruxelles en 2005. Elle est théâtralement cohérente, grâce à la mise en scène de Matthew Jocelyn qui arrive à rendre assez bien les oppositions répulsion-attirance, domination-soumission et haine-fascination des deux personnages principaux. Le trio vocal regroupe trois chanteurs de haut niveau. Caroline Bruck-Santos est une intéressante Julie, scéniquement et vocalement distinguée, mais un peu trop monolithique et peinant de ce fait à montrer toutes les facettes du personnage. Et lorsqu’elle chante « Je fais tout comme un homme, ainsi l’a voulu ma mère », on a du mal à croire qu’elle ait vraiment mis en œuvre ce programme freudien : peut-être aurait-il été préférable qu’elle soit un peu moins sophistiquée ? De même Alexander Knop est excellent vocalement ; mais, en renonçant au côté raide et guindé qui caractérise le fond du personnage, il n’arrive plus à montrer le machiavélisme du valet désirant s’élever en piétinant ceux qu’il servait. Agnieszka Slawinska, quant à elle, en servante très stylée lavant les petites culottes de dentelle rouge de sa maîtresse, est certainement la plus proche des intentions de Strindberg, mais le rôle est infiniment plus simple.
Peut-on rester de marbre à ce spectacle, à l’instar des six canaris qui volètent ça et là dans leur cage, muets et indifférents aussi bien au bruit de l’orchestre et des cris qu’à ce qui se passe sur scène ? Certes non, car il s’agit au total d’une représentation intéressante, mais à laquelle on reste un peu extérieur dans la mesure où il y manque la fascination que devrait ressentir le spectateur, à l’instar de celle qu’exercent l’un sur l’autre les deux protagonistes de l’histoire.
Jean-Marcel Humbert