Si la publicité lui prédit « une irruption fracassante » sur la scène internationale, l’été dernier en tout cas, au Théâtre du Jeu de Paume, l’entrée de Jakub Józef Orlinski fut surtout virevoltante, son numéro de breakdance dans l’Erismena de Cavalli nous déroutant moins par son anachronisme que par son caractère gratuit. Sa composition ne s’arrêtait heureusement pas à ces pirouettes et nous découvrions également un grain clair mais suave, exempt d’acidité comme des nasalités qui affectent parfois ce type de falsetto ultraléger. Une jolie voix, un frais minois et un mélange de fougue et de candeur adolescentes, malgré ses vingt-sept ans : il n’en fallait sans doute pas davantage pour transporter une frange significative de l’auditoire sur un petit nuage mercredi dernier et la Salle Gaveau, pleine comme un œuf, de réserver un triomphe au jeune Polonais pour ses débuts parisiens.
Nous aurions aimé planer avec ces spectateurs dont l’enthousiasme fait plaisir à voir comme à entendre, mais la concurrence est rude parmi les chanteurs qui prétendent renouer avec « l’art des castrats » (titre du récital), y compris chez les artistes de sa génération, et Jakub Józef Orlinski ne nous semble pas le mieux armé pour relever le défi. La voix de contre-ténor conserve peut-être quelque chose d’intrinsèquement miraculeux, quelque chose d’extraordinaire pour certains auditeurs qu’elle comble de bonheur, nous l’affirmons sans malice mais plutôt avec envie. Toutefois, elle a aussi connu à la fin du vingtième siècle un développement technique spectaculaire qui a relevé notre niveau d’exigence tout en permettant aux meilleurs falsettistes de poursuivre une carrière de chanteur lyrique à part entière.
Pourtant présents à l’affiche du concert, Caldara et Porpora ont disparu du programme, lequel se limite à deux cantates parmi les plus jouées de Vivaldi et à une poignée d’airs de Händel. Cessate omai, cessate et Amor hai vinto cueillent le chanteur à froid et le trouvent excessivement prudent, même s’il quitte souvent la partition des yeux pour communiquer avec le public. Récitatifs survolés, articulation molle, ornementation embryonnaire et décousue n’étaient quelques maniérismes (« Se a me rivolge il ciglio »), cette mise en bouche manque de relief et nous laisse d’autant plus sur notre faim que revient nous hanter le souvenir prégnant de versions bien plus investies et personnelles, à commencer par celle de Gérard Lesne, alto d’un format assez proche, mais doté d’un timbre d’une tout autre richesse et d’une éloquence souveraine. Dmitry Sinkovsky et Il Pomo d’Oro ont la bonne idée de nous épargner ces concertos « minute » et plutôt anecdotiques du Prêtre Roux volontiers servis en entremets dans les tours de chant et ont choisi de prolonger l’anniversaire de Telemann en défendant son concerto en si bémol majeur TWV 51 : un régal de brio et d’invention, innervé par ce sens de la narration qui fait défaut à Jakub Józef Orlinski.
Le fringant jeune homme, toujours aussi souriant et fébrile, aborde la seconde partie du récital de mémoire et apparaît, d’entrée de jeu, nettement plus à l’aise. Ces tubes de Händel lui sont manifestement familiers, comme en témoignent plusieurs vidéos en ligne – une présence sur la Toile à laquelle il fera d’ailleurs allusion en présentant son premier bis (« Vedro con mio diletto » de Vivaldi qui totalise plus de deux millions de vue). Le récit de Ptolémée s’anime, nourri d’intentions justes et bien construit, mais c’est moins son agonie (« Stille amare ») qui nous interpelle que le lamento d’Othon (« Voi che udite ») où le musicien s’exprime enfin à la première personne et nous laisse entrevoir l’interprète qu’il pourrait devenir si du moins il travaille une voix encore très verte. En outre, si aucune note – même dans ce bas médium relativement confidentiel – ne nous échappe dans l’écrin si flatteur de Gaveau et avec une formation minuscule en guise d’accompagnement (un clavecin et cinq cordes), nous avons par contre du mal à imaginer l’instrument passer la rampe dans le cadre d’une production scénique et avec un orchestre digne de ce nom.
Depuis le Moyen Age, les compositeurs exploitent l’aptitude à vocaliser des falsettistes, abonnés aux diminutions et si la vélocité des traits impressionne même dans un numéro aussi rebattu que « Furibondo spira il vento », en revanche, les nuances dynamiques comme les messe di voce complètes – dont les tentatives, en l’occurrence, tournent court – requièrent une longueur et une maîtrise du souffle qu’à l’heure actuelle Jakub Józef Orlinski ne possède pas. L’un ou l’autre aigu fort droit, sinon perçant dépare le ravissant larghetto de Giustino « Vedro con mio diletto » et la comparaison avec Philippe Jaroussky au même âge, inévitable puisque c’est avec lui que nous avons découvert ce joyau, s’avère particulièrement cruelle. Après s’être taillé un beau succès personnel dans le somptueux concerto pour violon en ré majeur (op. 7 n° 2) de Jean-Marie Leclair, entre moments suspendus, intensément poétiques (l’Adagio liminaire) et déferlements virtuoses, le volcanique Dmitry Sinkovsky achève de mettre le public dans sa poche en rejoignant la vedette du jour pour le plus improbable duo de Sesto et Cornelia (« Son nata a lagrimar »).