Le temps des lilas ne reviendra plus…. La mélodie de Chausson, sixième et dernière étape souvent détachée de ce chef d’œuvre qu’est Le Poème de l’Amour et de la Mer, entre en résonance avec les heures difficiles que nous vivons : la mort de l’été, novembre souverain ; cette épreuve du confinement de nouveau imposée à tous avec les conséquences que l’on sait pour la culture et le spectacle vivant. Voudrait-on arrêter de ramasser les feuilles mortes à la pelle qu’on ne le pourrait pas. Assouplies, les consignes gouvernementales ouvrent pourtant le champ des possibles. Inenvisageables au printemps, les concerts deviennent autorisés mais sans public, retransmis en direct mais à distance. C’est mieux que rien.
Dans ces conditions particulières, l’instant demeure lyrique, à sa façon : pas d’applaudissements, émotions distillées par le truchement de YouTube ; Susan Manoff masquée derrière son piano ; Sandrine Piau en robe de sirène, ondine diaphane dont le chant égrène les mélodies comme des gemmes, d’un timbre à la pureté inaltérée. Si son nom reste associé à l’opéra baroque, la soprano française compte aussi la musique de salon à son répertoire. Chimère, Evocation, Après un rêve sont quelques-uns des albums qu’elle a consacrés au genre. La nuit cette fois sert de fil conducteur à un programme sans concession, « pas forcement la nuit maléfique, inquiétante mais aussi la nuit festive que nous n’avons plus en ce moment » commente Sandrine Piau à la fin du récital avant d’offrir en unique bis, La Nuit de Chausson, en duo avec Chloé Briot dans le cadre du programme Momentum, une forme de parrainage motivée par les difficultés que rencontrent pour exercer leur art les jeunes chanteurs dans le contexte actuel. Et les couleurs des deux sopranos, similaires et dissemblables, de s’unir en un reflet chatoyant, comme auparavant chez Schumann, pour exprimer le mystère satiné en la bémol majeur de cette nuit « dont le frais baiser nous délivre ».
Que dire de cette « aventure étrange » pour reprendre les termes de Sandrine Piau ? « Essayer d’être en contact avec un public absent, trouver la complicité à distance… », oui, on mesure combien l’exercice doit être difficile. On reconnait qu’il s’agit d’une expérience, qu’à ce titre, elle vaut la peine d’être vécue (à 2,99€ la séance, autant dire que le risque est mesuré) et l’on savoure l’irremplaçable frisson du direct – ne pas savoir ce que nous réserve la minute à venir ; la redouter et l’attendre…
L’image pallie le défaut de proximité. Il faut saluer la manière dont les caméras savent passer d’un sujet à l’autre et filmer au plus près sans jamais que le spectateur ne se fasse voyeur. Le programme est exigeant, peut-être trop. Il serait dommage que certains se découragent de mordre à cet hameçon inhabituel en l’absence de titres qui puissent servir d’appâts. Mais Sandrine Piau, tout comme Susan Manoff, ne sont pas artistes à transiger. Il faut accepter de les suivre dans cet univers aux cinquante nuances de la même humeur, où seul Barber – et à l’occasion Poulenc (« Hyde Park ») – ose un pas de côté. De la même manière que l’œil une fois habitué à l’obscurité parvient à discerner les formes, le charme agit peu à peu, attisé par le dialogue qui s’instaure entre la voix et le piano, l’une et l’autre proches d’une forme de perfection au risque de paraître désincarnés. Le temps des lilas ne reviendra plus, soit ; mais le temps des roses ?