Amis et rivaux. Il y a deux ans à travers le titre d’un album mémorable, Lawrence Brownlee et Michael Spyres rappelait un des postulats du chant rossinien : deux ténors dressés sur leurs ergots, l’un dénommé contraltino suspendu aux notes les plus aiguës de la portée, tel l’acrobate à ses arceaux ; l’autre baritenore caparaçonné dans un médium d’acier, capable cependant de flirter avec les extrêmes de sa tessiture comme si enjamber les octaves était un saut de puce. C’est cette même partition, arbitrée par l’inestimable Antoine Palloc, que rejouait Salle Gaveau hier soir le même Lawrence Brownlee en bisbille cette fois avec un nouvel adversaire : Levy Segkapane, ténor révélé par un premier prix au Belvédère en 2015 et parti depuis galoper sur les plus hautes cimes rossiniennes – à Zurich dans L’Italiana in Algeri aux côtés de Cecilia Bartoli ce mois-ci.
Amis ? Rivaux ? La première partie de la soirée évite la question puisque les chanteurs ni ne s’affrontent, ni se confrontent mais offrent un aperçu de leurs talents respectifs dans un échantillon de mélodies. Rossini, Donizetti, Verdi, Bellini : le répertoire est balisé ; l’expérience déjà pèse de tout son poids sur les impressions.
Au cadet – Levy Segkapane –, l’inévitable fraîcheur de la voix mais aussi un format réduit, libre dans l’aigu jusqu’à déjà conquérir des notes incroyables, plus restreint dans le médium avec une approche d’abord technique des partitions, envisagées comme des défis à relever, sans souci d’expression. Etranger à cette vocalité légère et virtuose, Verdi (il Tramonto) s’avère hors de propos.
A l’ainé – Lawrence Brownlee – une moindre insolence mais un vocabulaire plus développé, une vocalise plus déliée et une volonté de caractérisation supérieure. La Ricordanza de Bellini, qui puise son inspiration mélodique à la même source que la scène de folie des Puritains, expose ces qualités.
Fin de ce qui tiendrait lieu de première partie si la formule de l’Instant lyrique s’autorisait un entracte.
© Olivia Kahler
La suite s’apparente à une lutte acharnée, non entre les deux chanteurs, mais contre les limites de la voix humaine. Toujours plus haut, toujours plus long, toujours plus périlleux. La musique de Rossini – le duo de Ricciardo e Zoraide et plus encore celui d’Otello où les ténors se défient à la vie à la mort – est une incitation à l’exploit. Faut-il pour autant en écarter le sens ? Oublier de raconter l’histoire ? Dans les deux airs d’opéras insérés entre les deux duos, extraits de Marin Faliero et Il Pirata, Lawrence Brownlee prendrait une nouvelle fois l’avantage, par la conduite exemplaire du chant, l’égalité de la ligne, la souveraineté de la technique si Levy Segkapane, avec l’impudence de la jeunesse, ne bousculait les repères en prenant tous les risques. Que vaut le plus argumenté des raisonnements lorsque la raison n’est plus de mise ? Le numéro de haute-voltige est stupéfiant. C’est pourtant dans l’air des Misérables, chanté une nouvelle fois aux frontières de l’inaccessible mais avec ce supplément d’âme précédemment négligé, que le ténor sud-africain se montre sous son jour le plus émouvant.
En dépit d’une supposée mais imperceptible fatigue, le duo d’Otello repris une nouvelle fois pour satisfaire un public insatiable, achève de conquérir la salle qui salue debout ces conquérants de l’impossible.