Il est des rencontres inattendues au charme insidieux, d’abord discret puis de plus en plus prégnant jusqu’à l’évidence. Ainsi l’Instant Lyrique de Joyce El-Khoury, soprano libano-canadienne, lauréate de nombreux prix, timbre vénéneux dont les micros peinent à diffuser l’attrait, égérie pourtant du label Opera Rara et applaudie un peu partout, en France à Bordeaux surtout, dans Il Pirata et des Pêcheurs de perles où en mai 2017 elle exposait une science du chant digne des meilleures titulaires du rôle de Leila. Le programme de son premier récital parisien rappelle l’inclination des compositeurs français à la charnière des 19 et 20e siècles pour un exotisme souvent fantasmé, puis aborde en langue arabe ces rivages que nos compatriotes contemplaient de loin. Cahin-caha, la voix s’épanouit doucement avec Bizet, Chausson, Fauré et Saint-Saëns pour mieux exhaler son parfum capiteux sur les modulations orientales de Shéhérazade, cycle de mélodies à l’ambitus généreux composé en 1903 par Ravel. « Asie », bien sûr, où les différentes séquences sont autant de paliers vers un ailleurs suffoquant.
Puis, – elle s’amuse à l’expliquer –, El-Khoury chante El-Khoury, Bechara de son prénom, sans aucun lien avec Joyce, dont elle a découvert par hasard l’existence en se googlelisant. Présent dans la salle, le compositeur aujourd’hui parisien amalgame dans son 44e opus, Chant d’amour, harmonies occidentales et mélopées orientales en un défi pour soprano intrépide, adepte des hautes cimes. Il n’est pas si courant d’entendre dans une salle de concert parisienne ces musiques aux effluves enivrants d’oud et de patchouli. En retrouvant sa langue maternelle, la voix déporte ses appuis, le médium gagne en chair sans que l’aigu, toujours effilé, ne s’épaississe. Ces notes hautes tracées d’une pointe longue et fine sont la marque de fabrique de Joyce El-Khoury. Peu savent comme elle alléger le son jusqu’à l’impalpable. Le fil semble parfois si fragile qu’on le dirait prêt à rompre, à tort. Accompagnateur comme toujours zélé, pianiste caméléon apte à épouser tous les styles, Antoine Palloc se glisse dans ce bain de vapeur orientale avec une aisance confondante, comme si lui aussi avait grandi à Beyrouth. Joyce El-Khoury explique avant de l’interpréter chaque pièce afin d’éviter à l’auditeur d’être trop dépaysé. Présentation intime où la femme transparaît derrière l’artiste et où le chant communique à celui qui l’écoute l’irréfragable vague à l’âme de l’exilé, la nostalgie de lieux à jamais perdus.
Deux airs d’opéra, en bis, balayent le mal du pays, quand bien même le second – « il est doux, il est bon » tiré d’Hérodiade de Massenet – puise son inspiration sur les rives du Jourdain. Joyce El-Khoury présente alors un nouveau visage, celui de la chanteuse d’opéra, le geste large et assuré, la présence impérieuse, la voix désormais débarrassée de cette hésitation qui en début de récital la rendait chancelante, sans pour autant renoncer à ces ineffables piani : reine donizettienne de grande classe dans un « Vivi ingrato » porté par le souffle et rehaussé de couleurs comme autant de pierres précieuses sur une couronne d’or ; Salomé au legato infini, à la diction impeccable – alors que les mélodies françaises en début de programme semblaient moins intelligibles –, ardente et sensuelle, fille damnée de Sion sur la longueur d’une tessiture sans limite apparente, envoûtante telle une princesse des mille-et-une nuits dont le public, enthousiaste, est le nouveau Schahriar.