Troisième et dernière étape de notre périple straussien à Munich, nous quittons l’impeccable Nationatheater où furent donnés Salome et Elektra les deux jours précédents pour rejoindre l’étonnant Prinzregentheater (Théâtre du Prince Régent) construit en 1900-1901 sur le modèle du Festspielhaus de Bayreuth. La ressemblance est en effet étonnante, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur.
La première réussite de ce spectacle – et il n’en manque pas – est à mettre au crédit de Robert Carsen. La grande force de son travail est de s’adapter parfaitement au lieu et de développer l’aspect « théâtre dans le théâtre » de l’œuvre. Ainsi, quand on rentre dans la salle, le rideau est ouvert et l’on voit des danseurs répéter à la barre, guidés par un maître de ballet et un pianiste. Soudain, un personnage entre sur le plateau, c’est le propriétaire des lieux, entouré de sa garde rapprochée, dont le fameux Haushofmeister (l’Intendant) entièrement dévoué à son maître, au point de remuer la cuillère de son café. Le Maître s’assied au milieu de l’avant-scène pour assister à la répétition. C’est alors que résonne le Prélude d’Ariadne auf Naxos, sur lequel les danseurs exécutent une chorégraphie (fort réussie d’ailleurs, signée Marco Santi). La répétition est soudainement interrompue par le Maître de musique qui, depuis la salle, interroge l’Intendant. Les danseurs, furieux, quittent le plateau et laissent l’Intendant et le Maître de musique régler leurs problèmes. Si dans un premier temps, on peut trouver curieux de voir le Maître et l’Intendant ensemble (car la grande force du Livret d’Hoffmansthal est de ne justement jamais montrer le Maître des lieux), la justesse de la trouvaille de Carsen est de rendre ce Maître extrêmement désagréable puisqu’il ne daigne jamais ouvrir la bouche et parler à ses interlocuteurs même s’ils se trouvent devant lui. Il ne s’exprime ainsi que par le biais de son Intendant qui, en toute logique, est tout aussi désagréable et prétentieux que son Maître.
L’entrée de l’Officier amoureux de Zerbinette, au look de motard, puis des acteurs de la troupe italienne, avec leurs costumes bigarrés et colorés, bière à la main, dont l’un d’eux réussit à chiper la montre à gousset du Maître de musique, est drôlissime. Entre temps, le plateau s’est retrouvé intégralement nu, ce qui donne une grande force au dialogue entre Zerbinette et le Compositeur qui suit. Bientôt, le sol est recouvert d’un nouveau revêtement par des machinistes, des porteuses descendent pour des réglages de projecteurs, des décors descendent également des cintres, ça fourmille de partout et l’on sent la tension monter.
L’annonce de l’Intendant, faite depuis la salle, catastrophe les uns et fait rire les autres. Furieux, le compositeur se réfugie à l’avant-scène pour exprimer son désarroi, le rideau se ferme, le compositeur se retrouve seul lors des derniers accords du Prologue. Il se dirige alors doucement, timidement, vers Kent Nagano et lui remet sa partition. Il s’installe ensuite sur le côté et va assister comme nous à la représentation de son opéra. Cette manière d’inclure le spectateur au cœur de l’action et de le faire vibrer avec le Compositeur est extraordinaire. C’est donc sans pause que s’enchaîne l’Oper.
Le plateau est dénudé et noir. Ariadne n’est pas seule mais est démultipliée puisqu’une dizaine de danseurs répartis sur toute la scène reproduisent sa gestique. Une fois le monologue terminé, on s’aperçoit que parmi ces doubles d’Ariadne figurent les membres de la troupe de Zerbinette ! Idée fantastique qui change de l’habituelle intrusion des comédiens italiens en contraste total avec l’univers de l’Ariadne. Ici, la volonté des artistes de former un tout, certes disparate, est une trouvaille merveilleuse. Rapidement cependant, Zerbinette attire tous les danseurs aperçus dans le Prologue. Ils semblent désormais acquis à sa cause. Ainsi, durant son grand air, Zerbinette joue-t-elle avec tous ces danseurs – et inversement ! – en jaugeant leur plastique parfaite et s’extasiant devant le striptease qu’ils vont jusqu’à effectuer devant elle. Tout cela colle admirablement avec les vocalises exubérantes de l’air (on pense à la poupée des Contes d’Hoffmann dans la mise en scène du même Carsen à Paris).
Les compères de Zerbinette qui arrivent ensuite semblent vouloir se venger d’être ainsi délaissés et reproduisent le striptease des danseurs, mais leur plastique bien moins avantageuse fait sourire. Loin de n’être cependant qu’un simple gag, cela sonne comme une dénonciation du triomphe de l’apparence et de la superficialité de notre société mais aussi comme une évocation des thèmes de l’acceptation – de soi, de l’autre – et de la différence, autant de choses évoquées dans le Prologue lors de la rencontre improbable entre Zerbinette et le Compositeur.
L’arrivée de Bacchus sera un autre moment fort. Le mur du fond s’ouvre progressivement sur un pan lumineux aveuglant. On retrouve alors la multiplication des personnages : dixAriadne, dixBacchus reproduisant tous la même gestique – superbement adaptée à la musique. Loin d’être là encore qu’une (belle) image, c’est une véritable mise en abîme que propose Carsen, avec le thème du miroir (celui dans lequel se miraient les danseurs au Prologue), celui de l’image de soi-même ainsi reflétée mais aussi celle que renvoie l’être aimé et qui a parfois un rôle tout aussi révélateur – si ce n’est plus – que le miroir, un peu comme lorsque le Compositeur se découvrait homme et amoureux après son face à face avec Zerbinette. C’est encore cet aspect de « révélation » qui permet à Bacchus de proclamer à la fin de l’opéra « Je suis différent de celui que j’étais ». Tout le propos sur l’apparence (celle des danseurs au corps sublime, celle des compagnons de Zerbinette avec leurs rondeurs) prend alors un tout autre sens et une profondeur qui se révèle derrière le prime humour de la situation.
Admirable mise en scène que parachèvent des images finales à couper le souffle : le pan lumineux, qui s’est intégralement découvert lors du duo d’Ariadne et Bacchus, s’avance doucement jusqu’à isoler – révéler – les deux personnages à l’avant-scène. Le rideau peut se fermer, le Compositeur peut remonter sur le plateau, le rideau se rouvrir sur une scène à nouveau dénudée, comme au Prologue : l’artifice du spectacle est terminé. Le compositeur se retrouve seul avec son œuvre, comme avant, mais plus tout à fait le même non plus.
Les chanteurs se sont totalement investis dans cette vision prodigieuse et offrent une prestation scénique absolument admirable. On sent une équipe soudée, une relation fosse-scène parfaite, une osmose rare. Acteurs fantastiques, ils sont aussi des chanteurs admirables, du superbe compositeur de Daniela Sindram à l’Ariadne somptueuse d’Adrianne Pieczonka en passant par le remarquable Bacchus de Burkhard Fritz et la magnifique Zerbinette de Diana Damrau. Les seconds rôles sont impeccables, du très bel Arlequin de Nikolay Borchev et de l’excellent Maître de musique de Martin Gantner jusqu’au superbe Intendant de Johannes Klama et aux parfaites Naïade, Dryade et Echo. On pourra bien sûr rechigner sur l’absence de véritables trilles chez Damrau, sur des aigus un peu bas de la part de l’Officier de Francesco Petrozzi, mais ce sont là bien peu de choses devant la splendeur de l’ensemble.
Terminons par un orchestre supérieur et par une direction absolument somptueuse de Kent Nagano dont les affinités avec Richard Strauss sont décidément évidentes et admirables. Quelle personnalité, quelle subtilité dans le traitement de la matière sonore, quel prodigieux travail sur le détail (ah, le hautbois canaille associé à Zerbinette !), le phrasé ou le tempo (quel magnifique ralenti par exemple sur la dernière phrase d’Ariadne avant l’arrivée de Bacchus, comme si elle se délectait de ce passage… de cette révélation qui l’attend !).
Un spectacle véritablement inouï et inoubliable. Triomphe absolu, ovations phénoménales comme pour la Salome de la veille et pour l’Elektra de l’avant-veille : Richard Strauss à Munich, une véritable renaissance.