Quinze après sa création sous la baguette de Muyng-Wung Chung et plusieurs reprises à l’Opéra Bastille, cette production exemplaire de Robert Wilson fait toujours salle comble. Le système wilsonien a perdu l’attrait de la nouveauté. Des détracteurs reprochent au metteur en scène américain de mettre les œuvres à son service plutôt que l’inverse, mais force est de reconnaître que cette Madame Butterfly est l’une de ses grandes réussites. Pas seulement à cause de sa stylisation en phase avec l’esthétique japonaise, mais parce qu’en le libérant de toute mièvrerie, elle met à nu l’implacabilité du drame de l’opéra préféré de Puccini.
Le sobre dispositif scénique, les costumes raffinés et expressifs, les jeux de lumières toujours éloquents et surprenants de beauté, les accessoires parcimonieusement choisis, suffisent à donner l’atmosphère propre à créer la tension psychologique qui mène inexorablement au tragique dénouement. La scène finale, où Cio-Cio San meurt en battant des ailes comme un insecte, a maintes fois été commentée et admirée.
Tiré d’un fait divers, le livret, se rapprochant également du roman Madame Chrysanthème de Pierre Loti, est dans l’air du temps en 1904. À ce stade de son évolution, bien qu’attaché au réalisme de sujets contemporains, le compositeur italien s’éloigne du vérisme. Sa musique atteint une grande subtilité de couleurs et d’harmoniques. En symbiose avec les voix, l’orchestre participe activement à la narration, il illustre la démarche sautillante de la famille japonaise, il peint les sentiments intimes des protagonistes : impatience, agitation, détente, tendresse, désespoir… Enfin, la partition contient des thèmes recurrents (hymne américain, signal de l’arrivée du consul, mort du père de Cio-Cio San se retrouvant au suicide de Butterfly, etc.)
Les nombreux changements de styles musicaux et diversions soudaines permettent à l’action de rebondir constamment. Sous la conduite affirmée et précise du chef estonien Vello Pähn, l’orchestre de l’Opéra National de Paris cisèle toutes les nuances. Malheureusement l’attention du chef aux chanteurs laisse quelque peu à désirer, surtout envers l’héroïne principale dont la voix est fréquemment couverte par des forte instrumentaux excessifs. Espérons que ce problème se résoudra au fil des représentations. À cause d’une grève le jour de la première, c’est cette deuxième distribution d’excellente tenue qui a ouvert la série.
Plus à l’aise dans la seconde partie, où ses qualités dramatiques s’expriment davantage que dans la légèreté, habile et naïve à la fois, de la jeune geisha, Cheryl Barker (Cio-Cio San) se montre à la hauteur du rôle. Fort joliment chanté, son « Un bel di, vedremo » est touchant à souhait. Le timbre est assez agréable, le médium souvent un peu faible, mais les aigus savent être déchirants.
Dans le duo Butterfly Pinkerton de la fin du premier acte, la voix, très puissante du ténor italien, Massimiliano Pisapia, domine trop celle de sa partenaire. Le chanteur est impressionnant, mais l’acteur manque de séduction. Il faut dire que pour la plupart des interprètes, la gestuelle de marionnettes imposée par Wilson paraît une contrainte à laquelle ils doivent prêter une attention excessive. Elle leur confère une raideur qui les déshumanise. Sans parler du peu de contacts autorisés par le metteur en scène à travers des regards ou des rapprochements physiques. Cette remarque vaut également pour l’assez fade Suzuki de Michele Oncioiu.
Bien en voix, Goro (Andreas Jäggi), le Prince Yamadori (Bartlomiej Misiuda) et le Bonze (Scott Wilde) chantent correctement sans paraître embarrassés par ces gestes mécaniques. La palme du naturel dans l’univers wilsonien revient à l’excellent Sharpless, du baryton anglais Michael Druiett. Il réussit l’exploit de se déplacer et d’incarner son personnage selon les consignes avec aisance et engagement dramatique tout en chantant fort bien.
Une soirée sans surprise mais qui inspire le respect pour un vrai travail artistique.