Il y a cent ans, en août 1913, la ville de Busseto rendait hommage à « son » compositeur (Giuseppe Verdi était né à Roncole, à 5 km de là) en confiant à Arturo Toscanini la direction de Falstaff et de La Traviata. Cent ans plus tard, Falstaff revient sur cette même scène et dans cette même production historique*, avec en tête d’affiche l’un de ses plus grands interprètes, Renato Bruson, à qui est confié la mise-en-scène. Près de 30 ans après sa prise de rôle (en 1982, à Los Angeles), le baryton italien reprend, sans doute pour la dernière fois, les habits du chevalier. On ne s’étendra pas sur les moyens vocaux d’un artiste de 77 ans : même si le vibrato reste étonnamment contrôlé, le souffle est parfois court, la justesse et le rythme un peu imprécis … Nos satisfactions sont ailleurs : d’abord, de magnifiques fulgurances musicales nous rappellent le Bruson d’autrefois ; ensuite et surtout, l’intégrité de l’interprétation est sans concession : il aurait en effet été facile à Bruson de masquer son usure vocale en forçant le trait et en poussant la caricature. Ce n’est pas le cas, et son Falstaff reste ce modèle de sobriété qui étonna en 1982 : Bruson est Falstaff, intimement ; il n’est pas l’acteur à charge qui se joint au public pour se moquer lui aussi du personnage qu’il interprète ; il ne cherche pas davantage à être son avocat en lui redonnant une excessive dignité ; Bruson est là pour l’incarner, au sens premier du terme, c’est-à-dire pour rendre humain et palpable cette abstraction que constitue un personnage de théâtre. Ceci n’empêche pas Bruson d’être drôle, mais comme pourrait l’être Falstaff lui-même. Ainsi, lorsque Mrs Quickly quitte l’auberge après sa première entrevue, le chevalier glisse une pièce de monnaie dans l’opulent décolletée de celle-ci en disant, d’un air gourmand, « Salute le due dame ! ». A l’inverse, quand cette même Quickly le surprend au dernier acte avec son « Reverenza » alors qu’il se réchauffe avec un verre de vin chaud, Bruson nous épargne le gag archi connu (et pourtant très payant) de l’étouffement suivi d’un jet de liquide. Cette finesse dans l’interprétation (qui peut légitimement déconcerter un spectateur qui s’attendrait à une farce lyrique) se retrouve d’ailleurs chez chacun des personnages de l’ouvrage, Bruson ayant fait travailler en ce sens la troupe de jeunes chanteurs qui l’accompagnent.
Au premier rang d’entre eux, Vincenzo Taormina campe un Ford quasi parfait, lui aussi d’une grande humanité, très éloigné de certaines interprétations un peu raides : ici, c’est un Ford bonhomme, plutôt piteux quand il se croit trompé, vite réconcilié quand il se sait dupé. Le timbre est chaud, la voix bien projetée et totalement à l’aise sur la tessiture. Un régal. Son Alice est une autre … Alice : Alice Quintavilla, soprano au timbre corsée, à la voix puissante, mais fâchée avec les trilles. Le couple de jeunes amoureux est totalement craquant. En Fenton, Leonardo Cortelazzi est également une des stars du plateau, rappelant physiquement et vocalement le jeune Raul Gimenez, avec une voix bien timbrée qui s’épanouit dans l’aigu mais néanmoins quelques nasalités dans le médium. Linda Jung est une Nannetta charmante, techniquement impeccable, et avec une voix plus large que celles qu’on a l’habitude d’entendre dans le rôle mais peu sonore. En Mrs Quickly, Francesca Ascioti n’est pas exactement le contralto attendu mais elle est d’une musicalité irréprochable. Les autres rôles sont globalement bien tenus, mais pas toujours aussi à l’aise scéniquement ou vocalement suivant les scènes : les représentations suivantes (sans Bruson auquel succède Piero Terranova) leur permettront sans doute de mieux se mettre en place . A la tête des chœurs et orchestre du Teatro Regio (en formation réduite), le parmesan Sebastiano Rolli offre une lecture efficace, avec maîtrise technique impeccable dans les nombreux ensembles, qualité d’autant plus remarquable que la quasi-totalité des interprètes est relativement inexpérimentée.
Très bien éclairées, les toiles peintes des décors sont moins impressionnantes que celles de l’Aida du Liceo de Barcelone (une référence absolue il est vrai) mais d’un clair-obscur d’une ineffable poésie, à laquelle contribuent également des costumes de réalisation contemporaine mais accordés au style général de la production. Pendant quelques instants, nous avons été transporté dans le temps, côtoyant presque Giuseppe Verdi.
* Ces décors avaient déjà été ressuscités en 2001 (à l’occasion du centenaire de la mort de Verdi), mais dans une mise-en-scène différente. Cette série de représentations, dirigées par Riccardo Muti, avait fait l’objet d’une captation en DVD. Il est à noter que Verdi, qui contribua financièrement à la construction de la salle, ne mit jamais les pieds dans le théâtre qui porte son nom, considérant comme un luxe inutile un nouvel opéra de 328 places … à 40 km de Parme. Pour l’anecdote, on signalera enfin, qu’en ce même soir de 1913, un autre Falstaff se donnait … à Parme (!), ce dernier théâtre n’ayant pas réussi à se mettre d’accord assez tôt avec l’ombrageux Toscanini.