Le sort s’est acharné sur la nouvelle production du Turco in Italia : annulation de la première représentation suite à mouvement de grève puis, en raison du mauvais temps, report semi-scénique de la deuxième au Grand Théâtre de Provence. Malchance ou prescience ? De cet opéra charnière dans l’œuvre de Rossini, de ce désopilant jeu de miroirs qu’une insolite mise en abyme rend genial, Christopher Alden ne fait rien. Que le décor – au pluriel dans le programme, pourquoi ? – d’Andrew Liebermann et les costumes de Kaye Voyce ne satisfassent pas nos critères esthétiques, passe encore (même si l’on voudrait rappeler que le mur de Berlin étant tombé il y a plus d’une dizaine d’années, il est permis de tourner la page). Mais que les ressorts de l’action apparaissent distendus au point de la rendre difficile à suivre, voilà qui dérange davantage. Fiorilla est une coquette dont les jambes fines d’Olga Peretyatko, abondamment exposées, expliquent à qui ne l’aurait pas compris le sex-appeal. Le Poète écrit son drame à vue et le tapotis de sa machine à écrire pollue – en rythme, s’il vous plait – l’espace sonore. L’air d’Albazar, ajouté par Felice Romani, est di sorbetto (c’est-à-dire tellement secondaire qu’il était à l’époque l’occasion de déguster des sorbets). Jeune ténor à la voix encore verte mais à l’abattage certain, Juan Sancho réussit son numéro. Le chœur envahit la scène un pot de crème glacée à la main. Comprenne qui pourra.
Le livret ne fait pas plus de cas du personnage de Narciso que la coquette Fiorilla n’y attache d’importance. Fallait-il pour autant maltraiter un chanteur de la trempe de Lawrence Brownlee ? L’amant malheureux, présenté comme un simple d’esprit, est contraint d’interpréter dans des positions difficiles ses deux airs – la cavatine du premier acte composée pour la représentation romaine de 1815 ayant été opportunément rétablie. La technique, pourtant remarquable, ne peut faire des miracles lorsqu’il s’agit de chanter couché des notes périlleuses.
© Patrick Berger / artcomart’
Lors de la grande fête du deuxième acte, les choristes masculins de l’Ensemble Aedes se déguisent en femme, s’alignent sur l’avant-scène et puis s’en vont. Pourquoi les travestir si l’on n’en fait pas plus cas ? Humiliée, Fiorilla refuse de chanter sa grande scène. Une poignée de prétendantes au rôle surgissent de la coulisse pour convaincre le Poète de leur talent. Pour une fois, c’est amusant. Se succèdent ainsi les clins d’œil, plus ou moins subtils, plus ou moins bienvenus, plus ou moins intelligibles sans qu’un moindre fil dramaturgique ne vienne les relier. Selim, Fiorella, Zaida et leurs camarades : des pantins, des marionnettes privées de marionnettiste. Mais que fait Prosdocimo, le poète censément élevé au rang de démiurge ? Lorsqu’il n’arrache pas rageusement les feuilles de sa machine à écrire, il brasse de l’air.
Heureusement, son interprète, Pietro Spagnoli, à suffisamment de métier et d’éloquence pour mener le bal vocal. Marc Minkowski peut compter sur le pianoforte de Francesco Corti pour apporter une touche d’humour au discours musical. Sa direction a de l’à-propos, mieux de l’esprit, mais de trop nombreux décalages en atténuent la portée. Les ensembles rossiniens exigent davantage de précision. Rompu aux tours et détours véloces d’une partition qu’il connaît sur le bout des doigts, Alessandro Corbelli est un Don Geronio truculent, sur lequel les ans commencent à peser. Adrian Sampetrean possède l’agilité, la longueur et l’ampleur requises par Selim. La scénographie aurait pu mieux mettre à profit sa belle prestance.
Appelée le lendemain à chanter sous la Tour Eiffel, Olga Peretyatko ne ménage pas sa peine. Perruque blonde, rousse ou brune, la soprano a le physique de son rôle, incontestablement. La voix, fruitée, peut sembler légère pour qui a dans l’oreille Maria Callas et Cécilia Bartoli, les deux Fiorilla discographiques de référence. Le style, appris sur les bancs de Pesaro – la Mecque rossinienne – , n’est jamais pris en défaut. Trilles, messa di voce, coloratures et autres effets belcantistes agrémentent le chant. La projection paraît limitée. Est-ce un effet du surmenage ? Surtout, la grande scène finale, bien que brillante, laisse une impression d’inachèvement, comme si, dans ce numéro de haute voltige, la voix ne concédait pas à la chanteuse tout ce que lui suggère son tempérament. En deçà de nos attentes donc, à l’image de la soirée.