En 2003, nous assistions à l’Opéra Bastille à une représentation d’Il Trovatore dirigée par Maurizio Benini qui affichait entre autres une certaine Sondra Radvanovsky et un certain Željko Lučić.
Quelques quinze ans plus tard, Sondra Radvanovsky et Željko Lučić sont à nouveau à l’affiche d’un Trouvère dirigé par Maurizio Benini à Bastille ! Jouerait-on Retour vers le futur ? Pas tout à fait car le temps a passé et des nouveautés (et en particulier une grande nouvelle, Anita Rachvelishvili) changent en partie la donne.
On ne fera pas spécialement le déplacement pour la reprise de la production signée Alex Ollé créé in loco en janvier 2016 et qui n’avait alors pas enthousiasmé outre mesure notre confrère. On retrouve la grisaille du décor abstrait (Alfons Flores) composé de monolithes tantôt suspendus dans les airs par des câbles, laissant au sol des trous béants, tantôt enfoncés dans le sol. Si l’on ne peut dénier certains effets esthétiques à ce dispositif scénique, bien mis en valeur par les éclairages d’Urs Schönebaum, il reste glacial et complique singulièrement les mouvements, avec embouteillage à la sortie du chœur à la clef. Ce dernier a d’ailleurs bien du mérite d’être parfaitement en place quand il doit chanter serré dans les trous qui parsèment la scène. De même, la transposition de l’action pendant la guerre 14-18 n’éclaire pas l’action (qui est en tout état de cause bien embrouillée) et la direction d’acteurs brille par sa platitude (on citera en particulier le chœur des bohémiens totalement statique et absolument pas en phase avec la musique).
Il faut donc une distribution cinq étoiles pour briller dans cet écrin bien terne, ce qui est le cas en particulier des stars féminines.
Sondra Radvanovsky exprimait sur Twitter, quelques heures avant la représentation, son émotion de chanter Leonora ce soir : en effet, elle n’a plus interprété Il Trovatore depuis 2011 et les représentations du Metropolitan Opera (nous y étions) aux côtés de Marcelo Alvarez (déjà) et de Dmitri Hvorostovsky, décédé en novembre dernier.
La soprane canadienne impressionne toujours autant par son volume sonore et l’égalité de la voix sur toute la tessiture. Si les traits les plus virtuoses de la partition semblent aujourd’hui davantage lui poser de problèmes (la vocalise couronnant son air d’entrée « Tacea la notte placida » est ainsi escamotée) et si les allègements « D’amor sull’ali rosee » laissent parfois échapper un vibrato moins contrôlé, la chanteuse n’emporte pas moins l’adhésion par son tempérament dramatique ardent et son sens du phrasé. Le Miserere, la cabalette « Tu vedrai che amore in terra » et surtout une mort frémissante ne peuvent dans ces conditions laisser de marbre.
Elle se fait pourtant en partie voler la vedette par une Anita Rachvelishvili (Azucena) incandescente. Comme à Londres et à New-York, la mezzo géorgienne, par ses moyens vocaux impressionnants et sans céder jamais à la surenchère ou à la vulgarité, crée un personnage complexe, capable d’une séduction insinuante, d’une douceur captivante comme d’une férocité effrayante. La scène du cauchemar est particulièrement frappante : débuté mezza voce, le récit enfle au fur et à mesure jusqu’à devenir torrentiel, nous faisant littéralement entrer dans son hallucination. Une incarnation stupéfiante, qui vaudrait à elle seule le prix de cette reprise.
Les hommes ont donc fort à faire pour résister à de telles partenaires.
Marcelo Alvarez (Manrico) parvient à tirer son épingle du jeu. La voix, dénuée de vibrato, ne semble pas vouloir vieillir : on retrouve ainsi intactes ses qualités, son timbre clair mais chaleureux et son engagement, mais également les aigus au forceps (qui répondent cependant présent) et une ligne qu’on rêverait parfois plus généreuse en legato. Davantage libéré une fois passé le « Di quella pira », il n’en compose pas moins un Trouvère ardent, participant à la puissance dramatique de la scène finale.
Reste Željko Lučić. Sonore et à l’aise dans l’aigu, le baryton serbe est un Comte solide. Est-ce pour autant suffisant ? Si le chanteur fait de louables efforts d’expressivité et de nuances dans « Il balen del suo sorriso », la voix bien grisonnante manque trop de mordant et la ligne de soin pour convaincre en baryton verdien.
Les autres rôles sont bien tenus, en particulier le Ferrando de Mika Kares, belle présence, joli timbre mais à l’aigu encore fragile, et l’Ines bien chantante et sonore d’Élodie Hache.
Enfin, l’adjectif qui semble le mieux adapté pour caractériser la direction musicale de Maurizio Benini, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra National de Paris, est traditionnel. Cela n’a absolument rien de péjoratif, au contraire ! Le chef ne recherche pas l’originalité à tout prix, mais insuffle des tempi généralement allants et use intelligemment du rubato pour soutenir ses chanteurs : que demander de plus ?