Reprise de cette production particulièrement insipide et sur laquelle on ne s’étendra pas : la revoir confirme son manque d’intérêt dramatique, l’inutilité de sa transposition, et à quel point ce décor tourne vite à vide. On ne reviendra pas sur les innombrables faiblesses du livret qui rendent la tache complexe pour tout metteur en scène, elles ne sauraient néanmoins excuser le manque d’inspiration d’Alex Ollé.
On passera très vite également sur l’Orchestre de l’Opéra, très probant et bien sonnant mais dirigé avec une mollesse impardonnable par Carlo Rizzi : les temps sont tellement marqués qu’on croirait parfois entendre de la mauvaise musique de ballet. Pourquoi attendre si longtemps après le « No ! » du Comte pour lancer le trio « Di geloso amor sprezzato » (que Verdi note « agitatissimo ») ? Quelle lenteur également dans le duo Azucena-Manrico à l’acte II, si encore elle était justifiée par un sens de la tension, une manière d’entretenir le suspens (interminable air de Ferrando), de jouer des rythmes, mais non, c’est toujours la même vision assez pompière et terne, routinière en somme, elle a au moins le mérite d’être attentive à l’équilibre entre la fosse et le plateau et donc confortable pour les chanteurs.
© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris
De toute manière, si l’on vient voir cette reprise, et même cette œuvre tout court, c’est pour son quatuor. Les chœurs de l’Opéra sont pourtant excellents ce soir : précis, rigoureux, soucieux de raffinement autant que de puissance. Les seconds rôles sont sans reproche également : Inès très sonore de Marie-Andrée Bouchard-Lesieur et Ruiz très clair tout en étant percutant de Samy Camps. Quant au Ferrando de Roberto Tagliavini, il ne cède jamais à la tentation du volume, ce qui nuirait au style impeccable de son chant et à la justesse de ses nombreux grupetti, mais diminue l’impact de son beau timbre de basse profonde.
Trois de nos quatre protagonistes ont beaucoup à apporter, néanmoins il leur manque à tous quelque chose d’essentiel pour convaincre pleinement. L’Azucena de Judit Kutasi fait ce soir ses débuts dans la Grande Boutique et c’est clairement celle qui l’emporte à l’applaudimètre : la résonance de sa voix est assez phénoménale, surtout sur des graves qui ne perdent pas en amplitude en descendant la portée. Pourtant son émission assez en arrière engloutit beaucoup de consonnes, générant un manque de mordant, de netteté dans la prononciation de la gitane revancharde et lui fait presque hululer certains aigus. De plus, si son jeu est très emporté, il n’est pas assez menacé par la folie, héritage de ses épreuves passées, et toutefois refuge qui lui est refusé pour supporter ses épreuves actuelles. Son plus beau moment reste la berçeuse « Ai nostri monti » du dernier acte. A l’unisson avec le Manrico de Yusif Eyvazov qui prouve soudain qu’il peut se montrer délicat. Dans le reste du rôle, tout n’est que vaillance insolente et surexposition téméraire, et ce dès sa romance d’entrée qui a de quoi réveiller tout le voisinage davantage que le souvenir des poètes errants du XVè siècle. Reconnaissons néanmoins que cela convient très bien dans les nombreuses invectives que compte le rôle et bien sur dans le « Di quella pira » et ses deux contre-ut finaux gros comme des maisons ; à coté, il faut regretter les trilles battus à la louche, l’italien machonné, un « Ah si, ben mio » plus véhément que caressant, et une émission qui semble régulièrement sur le point de s’étrangler. La prestation d’Anna Pirozzi en Leonora est tout aussi frustrante car son soprano surpuissant idéal pour les rôles violents (Abigaille, Lady Macbeth) se glisse avec difficulté dans l’écriture gracieuse quasi-bellinienne de la dame d’honneur : techniquement toutes les notes y sont, et rien n’est éludé, les graves sont somptueux (« Qual son quelle preci » sépulcral), mais les suraigus sont trop durs, comprimés pour transpercer l’immense espace de la salle et hélas bien peu musicaux. Par ailleurs cette émission et son jeu très martiaux conviennent davantage à la battante suicidaire du dernier acte qu’à la douce héroïne rêveuse du premier et encore moins aux quelques phrases nuptiales du troisième qui réclament plus de légèreté et de transparence. Elle en est tout à fait capable au demeurant, sa mort et son mezzovoce imposé le prouvent. Un metteur en scène ou un chef plus attentifs auraient sans doute permis de mieux l’orienter. Le seul qui ait tout, ou presque, c’est le Luna d’Etienne Dupuis, car le méchant est presque trop beau : cette projection autoritaire et naturelle, qui ne sonne jamais forcée, cet italien rayonnant, son allure solaire sur scène, ce timbre délectable, on a certes entendu des « Il balen del suo sorriso » plus belcantistes, mais rarement plus séduisants, et en tout cas plus sensuels que la romance du trouvère lui-même ! Avant l’entracte, on se demande clairement pourquoi Leonora lui préfère le fils de la gitane. Après, il joue davantage la noirceur du rôle (le livret l’y force), et la noblesse du comte cède le terrain à la rage de l’amant jaloux, il reste quand même un salaud devant lequel on rend les armes !
© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris