Réunissant trois opéras aux atmosphères très éloignées qui déploient plusieurs facettes de l’Italie, le Triptyque constitue un défi pour la recherche de la cohérence. La production de Claus Guth, créée en 2008 et reprise en 2016, est à cet égard radicale : le décor est le même pour chacun des trois opus et s’articule autour de la thématique de la mort, qui constitue l’enjeu dramatique de chacun des trois opéras – l’assassinat de Luigi par Michele, le suicide de Suor Angelica et le décès par maladie de l’oncle Buoso.
Le décor de Christian Schmidt figure un immense paquebot tournant sur lui-même, éminemment symbolique : son rez-de-chaussée constitue le royaume des vivants, tandis que son premier étage est celui où circulent les âmes des défunts. La vie n’est en effet qu’un long voyage sinueux et ce périple continue par-delà la mort. Le premier étage n’est toutefois accessible qu’aux vertueux tandis que les pécheurs semblent condamnés à demeurer dans la cale du bateau. L’adultère Luigi décède donc au rez-de-chaussée du bateau tandis qu’à notre grand soulagement, Suor Angelica monte les marches et retrouve son petit garçon dans la première classe du paradis !
Des personnages fantomatiques traversent la scène régulièrement, évocateurs des défunts mentionnés par les protagonistes – les parents de Suor Angelica, l’enfant décédé de celle-ci ou le couple Michele et Georgetta, et ce, indépendamment de l’acte joué. En plus d’apporter une belle cohérence esthétique à l’ensemble du spectacle, un tel dispositif est un puissant outil symbolique pour mettre en évidence les thématiques communes aux trois opéras et permet de tenir, en plus, un propos global sur la finitude humaine.
© Barbara Aumueller
Cet effet de cohérence est renforcé par l’homogénéité du style imprimé par Pier Giorgo Morandi, dont la direction musicale est particulièrement grandiose. Rien n’est minimaliste, toutes les opportunités sont saisies pour démultiplier au maximum la force des drames qui se nouent. Le tragique est constamment sous-jacent dans chacune de ses propositions, de tempi, de contrastes et de volume sonore. A cet égard, c’est le revers de la médaille, l’orchestre de l’Opéra de Francfort a parfois tendance à couvrir le chant, même si sa prestation est par ailleurs d’une grande subtilité. On retiendra particulièrement le ménagement de moments de silence, notamment dans la scène finale de Suor Angelica, qui permettent de renforcer l’intensité pathétique.
Le plateau vocal est de son côté quasi excellent. Déjà titulaire des rôles-titres lors des précédentes affiches, Željko Lučić est tout simplement bluffant. Effroyable dans le rôle d’un Michele détruit par la pauvreté et l’alcool, il dépeint un être sombre tout en laissant transparaître d’émouvantes failles. A l’opposé du spectre, il s’amuse sans filtre dans le rôle d’un Schicchi vulgaire et sans gêne aucune. Evidemment, la voix est d’une puissance qui n’a d’égale que la pureté de l’émission et la densité du timbre. L’autre star de la soirée, c’est Elza van den Heever. Sa Giorgetta est particulièrement touchante, dépassée par les événements tragiques qui l’entourent, mais c’est sa Suor Angelica qui crève la scène. Elle réussit l’exploit de dépeindre une mère désespérée, à la fois fragile et courageuse, qui n’agit pas par folie mais par détermination logique. Les pianissimi bien placés, les phrasés et les intentions derrière chaque mot sont calibrés à la perfection de sorte que sa prestation est tout simplement bouleversante.
De son côté, Victória Pitts campe une Zia Principessa avec toute la puissance et la noirceur escomptée – peut-être parfois légèrement trop caricaturale dans l’expressivité. En revanche, l’intention scénique est parfaitement adaptée pour sa Zita revancharde et aigrie. Le Luigi de Stefano La Colla est un sans-faute : la sensibilité déployée est sidérante à chacune de ses apparitions. De même, la Frugola de Katharina Magiera est très applaudie, à raison. Florina Ilie est très convaincante en Lauretta et son « O mio babino caro » est excellement exécuté avec le bon équilibre entre émotion, à grands renforts de pianissimi maitrisés, et comédie. Seul bémol de la soirée, le Rinuccio de Kudaibergen Abildin est décevant, la voix n’étant pas suffisamment puissante et l’intention scénique souvent trop timide.