Lorsque la mise en scène, la direction musicale et la distribution se conjuguent, on assiste à un trio gagnant qui convainc en général au-delà des quelques réserves que l’on peut avoir. Un tel phénomène se produit en ce moment même à la Monnaie de Bruxelles qui présente une nouvelle mouture du Trittico de Puccini. Valeur sûre et socle du spectacle, Alain Altinoglu remporte à nouveau la mise après une Tosca fascinante en juin dernier. Son interview dans le programme de salle laisse déjà entendre une lecture passionnante. Alors, que le Trittico, désuni dans ses thèmes, ses ambiances, ses époques, peut paraitre comme un assemblage de circonstance, le chef français le traite comme un symphonie en trois mouvements : allegro, andante et allegro vivace. Surtout il reproduit toutes les qualités de sa Tosca en juin dernier. Le soin qu’il porte aux détails, tons et couleurs ne le détourne pas d’une narration limpide, d’une conduite du drame musclée ou même d’une opulence sonore bienvenue. Dans les trois œuvres, le juste point d’équilibre est trouvé entre dramatisme, mélodrame ou fugue comique. Quelques moments suspendus viennent enluminer une soirée orchestrale de haute tenue, tel le solo de violoncelle aux accents malhériens après l’air d’Angelica.
© Matthias Baus
De même sur scène, Tobias Kratzer s’ingénie à relier entre elles les trois pièces. Il Tabarro se voit traité comme une bande dessinée : le dispositif scénique vertical se révèle être une planche de deux bandes et quatre cartouches qui s’animeront au gré des événements du livret. Fatalement l’espace scénique est restreint, mais après tout, l’action se déroule dans une péniche. Le noir et le blanc dominent, surpiqués d’un ciel rouge sang. Le titre de la BD inscrit en lettres carmins donne la clé de lecture. Paris c’est Sin City, le film noir de Franck Miller et Robert Rodriguez. Suor Angelica bénéficie d’une dramaturgie radicalement différente : la scène est vide. Seul un mur de briques blanches sert d’écran à la projection de vidéos. Vidéo ? Il faudrait dire film : les chanteuses se sont prêtées au jeu et ont tourné toutes les scènes de cette journée tragique au couvent. Sur le plateau la direction d’actrice imite ce que l’on voit à l’écran en noir et blanc. Ce film sert aussi à montrer les ailleurs et détails de la vie quasi carcérale de ces jeunes filles prisonnières de la règle : la gourmandise de Suor Dolcina, la tendresse presque saphique entre certaines sœurs etc. Surtout, plutôt que des roses cachées dans la coule monastique, c’est une BD que les sœurs s’échangent sous le manteau. Bien entendu, il s’agit d’Il Tabarro alla Sin City, cette histoire de passion torride se terminant dans la mort et le sang. Une heure durant, Tobias Kratzer réussit une double gageure : proposer une mise en scène traditionnelle, assise sur une dramaturgie innovante (rarement on aura vu la vidéo et le jeu scénique en symbiose de la sorte) et bâtir des ponts entre les œuvres de Puccini. Gianni Schicchi boucle la boucle. Traité comme une émission de télé-réalité, avec un faux public qui fait face à celui de la Monnaie, l’œuvre s’ouvre sur Buoso Donati dans son salon qui écoute sur sa luxueuse chaine Hi-Fi la scène finale de Suor Angelica. Il succombe à un arrêt cardiaque. Le lien avec Il Tabarro survient à la toute fin : pendant que Rinuccio et Lauretta barbotent dans le jacuzzi (Loana ? Jean-Edouard ? est-ce vous ?) de la riche maison florentine, Schicchi s’apprête à dévorer un panettone en même temps qu’il lance sa dernière adresse à son double public. La scène nous parait familière… c’était celle que Michele regardait hilare à la télévision dans l’attente du retour de Giorgetta. Boucle complète, théâtre dans le théâtre, démultiplication des regards et des angles… si tout ne fonctionne pas, si la direction d’acteur retombe par moment, la virtuosité de ces trois dispositifs successifs et les liens tissés entre tous irriguent toute la soirée d’un souffle excitant.
Pour filer la métaphore télévisuelle, ll n’y a aucun maillon faible dans les distributions alignées. Les trois-quarts des interprètes effectuent pourtant des prises de rôles. Citer l’intégralité des comprimari relèverait du catalogue. Simplifions : chacun d’entre eux non seulement tient son rôle sans mal mais surtout caractérise, vocalement et scéniquement des personnages plein de vie : on devine la gourmandise de Suor Dolcina dans les pas rapides de Raphaëlle Green, la morgue de la Zia Principessa dans la démarche assurée de Raehann Bryce-Davis, l’ébriété de Tinca etc. Cinq interprètes se partagent les principaux rôles. Benedetta Torre intervient ponctuellement dans le deux premiers volets (l’amante, Genovieffa) et marque déjà les esprits de son timbre lumineux. Sa Lauretta la place enfin dans la lumière où l’on retrouve une ligne pure, des aigus filés et présence mutine en scène. Elena Zilio possède ce timbre de mezzo un rien enroué qui sied si bien à la vieille Zita de Schicchi ou à la Badessa de Suor Angelica. Son abattage scénique est proprement jouissif. Il en va de même pour Annunziata Vespri impayable en Frugola, jouant de la voix de poitrine et de sons nasalisés pour croquer cette titi parisienne. Elle emploie les mêmes effets à bon escient en tant que Suora Zelatrice, et adapte son jeu à la rigueur de sa charge. Peter Kalman réussit l’exploit d’incarner deux opposés du spectre. Il puise dans un métal sombre et un chant tranchant pour incarner Michele et sa folie meurtrière menée crescendo. Puis, il revient métamorphosé et défroqué pour un portrait comique tout à fait crédible avec une voix de fausset au cordeau. Adam Smith, qu’un Hoffmann à Bordeaux avait sorti de l’anonymat relatif des rôles dans lesquels il était distribué jusqu’à présent, explose en scène. Luigi trouve les nerfs et le volume qui conviennent au matelot macho. Rinuccio se pare d’autres nuances et d’une ligne plus élégament ciselée. Surtout, le ténor britannique dispose d’un timbre granuleux qui agit comme véritbale signature vocale. Il arrive que certains de ses accents rappellent un certain Roberto Alagna. Enfin, Liana Haroutounian réalise un exploit digne d’une marathonienne. Prévue en alternance avec Corinne Winter, elle assure pour le moment toutes les représentations le temps de la convalescence de sa comparse. Rien n’y parait en cette troisième soirée : le timbre a conservé toute sa fraicheur et sa beauté. Elle est idéale en Giorgetta où son volume et son souffle lui font dominer plateau et orchestre avec aisance. S’il manque quelques nuances plus douces à son portrait d’Angelica, on s’incline devant l’intelligence et la gradation du chant qui va au bout de ses possibilités, de plus en plus déchirant au fil des scènes.
La Monnaie prévoit un streaming live sur son site internet ce 26 mars 2022, nous ne saurions que le recommander chaudement.