À chacun son Warlikowski. Autant la mise en scène d’Iphigénie en Tauride le mois dernier à Paris nous avait paru assécher la substance tragique du chef d’œuvre de Gluck, autant le traitement d’Il trionfo del tempo e del disinganno, repris à Lille après sa création à Aix-en-Provence l’été dernier, insuffle vie à un oratorio privé a priori de chair dramatique. Le discours allégorique et moralisateur du Cardinal Benedetto Pamphili ne pouvait qu’inspirer celui qui aime prendre le contrepied des livrets pour mieux en exprimer la (sa) vérité. Que le sujet, bavard, soit dénué de ressort théâtral n’est pas un handicap. Au contraire, l’absence d’action convient à une démarche scénique qui a souvent péché par abstraction. Tel un esprit fécond, le drame se glisse entre les airs, les pénètre et les anime au moyen de gestes, d’attitudes et d’images dont l’éloquence a valeur de récit. Jusqu’aux obsessions visuelles – le fameux lavabo, notamment – dont la présence ne semble pas seulement satisfaire une quelconque névrose mais s’intègre à la scénographie. Les liens parentaux inventés entre les quatre figures allégoriques que sont la Beauté, le Plaisir, la Désillusion et le Temps paraissent évidemment anecdotiques. Le protagoniste n’est-il pas davantage la Jeunesse, personnage absent du livret, incarné ici par un figurant dont la silhouette semble empruntée au David de Michel-Ange (Pablo Pillaud-Vivien) ? Secondaire aussi la leçon de laïcité délivrée à la fin de l’ouvrage. Beauté s’ouvre les veines là où elle devrait se donner à Dieu. Message compris mais, ce que l’on retient, révélé en fin de première partie par la projection inattendue d’une séquence de Ghost Dance – un film de Ken McMullen –, ce qui nous marque donc et finalement nous touche, c’est derrière le supposé conflit de générations, la confrontation avec les fantômes de notre propre jeunesse.
© Frédéric Iovino
Évidemment, le discours scénique, si avisé soit-il, tournerait à vide sans la présence d’Emmanuelle Haim à la tête de son Concert d’Astrée. De la direction acérée d’une œuvre qu’elle connaît intimement jaillit le flux narratif, contrôlé, canalisé mais impétueux. Il suffirait que Ying Fang possède le capital expressif et le bagage belcantiste de ses partenaires pour que la soirée atteigne les sommets aixois. Musicalité, agilité et précision d’un soprano ductile ne peuvent à elles-seules éclairer les abimes entrouverts par la musique et la mise en scène. Interprétée d’une voix pure, Beauté n’est que belle quand Haendel passé au scalpel de Haim et Warlikowski la voudrait phébéenne.
Tout autres sont les interventions de Michael Spyres et Sara Mingardo : Lui, ogresque, jouant de ses atouts – ambitus, technique, imagination, ornementation – pour tracer d’un trait imprévisible un Temps inquiétant ; elle, faussement maternelle, sculptant au plus près le texte, usant d’un timbre enveloppant et d’une projection égale à celle de ses partenaires (quand souvent la voix de contralto ne dispose pas de la même puissance) pour imposer une Désillusion pernicieuse. Les deux se rencontrent en fin de représentation dans un duo à fleur de lèvres que la douceur de leur chant conjugué hisse à des hauteurs cathartiques.
Franco Fagioli ne les rejoint qu’un peu plus tard, une fois la voix échauffée et le personnage assumé. Plaisir est porteur de tant de promesses qu’il faudrait pour les tenir des sons plus voluptueux. Mais la virtuosité demeure confondante (« Come nembo » évidemment) et, interprété avec une telle intensité, « Lascia la spina » cesse d’être un air trop entendu pour exposer l’âme à vif, à l’image du jeune homme mort dont le drap qui recouvre le corps brusquement retiré révèle la nudité.