Je suis une jeune fille et je m’éclate en allant danser en boîte. Mes parents sont deux vieux cons qui ne cessent de me répéter que la saison des amours ne durera pas toujours, que l’âme compte plus que le corps, et gnagnagna. Un soir, je danse avec un garçon aussi beau que je suis belle, et mon grand frère lui offre un petit cachet blanc qu’il faut aller chercher directement sur sa langue. Du coup, je profite aussi du petit cachet blanc, mais plus indirectement. Et puis le garçon tourne de l’œil. Moi aussi. Aux urgences, il ne se réveille pas. Moi, si. Je suis inconsolable. Mes parents m’emmerdent. Je finis par m’ouvrir les veines.
Voilà ce que semble nous raconter le spectacle monté par Krzysztof Warlikowski à partir de l’oratorio de Haendel Il trionfo del tempo e del disinganno. Enfin, à peu près, car certains détails ne sont pas toujours très clairs : Monsieur Temps et Madame Désillusion semblent être les parents de Beauté, mais Temps subit à l’entracte une étrange transformation, qui change l’ex-hippie en homme d’affaires. Quant à Plaisir, c’est peut-être le frère, ou un simple ami de la famille. En tout cas, Désillusion semble bien être la compagne de Temps, et donc sans doute la mère de Beauté. Ce n’est pas non plus le décor qui nous aidera à mieux comprendre : ce gigantesque espace clos, qui tient à la fois de la salle de cinéma, de l’hôpital (où apparaît régulièrement le lit où est mort le Garçon) et de l’intérieur bourgeois, est coupé en deux par une zone correspondant aux états du Plaisir, mini-boîte de nuit où Plaisir et le Garçon se trémoussent avec force déhanchement pelviens, et où défilent à intervalles réguliers des filles qui font la gueule (les clients n’en veulent pas ?). A la fin de la première partie, un extrait du film Ghost Dance (1983) nous montre Jacques Derrida discutant fantômes avec Pascale Ogier. Les fans de Warlikowski adoreront peut-être, mais les autres jugeront que le défi n’a pas été relevé : Il trionfo del tempo n’a pas été conçu pour la scène, et les quelques idées proposées par ce spectacle aixois ne suffisent pas à pallier l’absence de ressort dramatique. Ce premier oratorio de Haendel a pourtant déjà montré qu’il était possible d’en tirer davantage. Située dans un grand restaurant, la production signée Jürgen Flimm, montée en 2003 à Zurich, a ensuite été revue à Madrid, à Berlin, et début 2016, à Milan ; pour Stuttgart et Berne, Calixto Bieito a lui aussi réglé un spectacle ingénieux. Dans la version aixoise, il ne se passe pas grand-chose, et l’indignation exprimée par Krzysztof Warlikowski contre un livret moralisateur ne semble pas l’avoir longtemps porté, au point qu’on regrette presque l’absence de toute image vraiment choquante ou provocatrice.
S. Devieilhe, F. Fagioli, S. Mingardo, M. Spyres ©Pascal Victor / Artcomart
Heureusement, le versant musical présente, lui, un intérêt tout autre. Emmanuelle Haïm dirige ici une œuvre qu’elle connaît bien, pour l’avoir enregistrée en 2004 avec une équipe entièrement différente. A la tête d’un Concert d’Astrée aux effectifs renforcés pour mieux remplir la cour de l’Archevêché, elle fait preuve de beaucoup de mesure, sans effets de manches, sans soulignements intempestifs comme d’autres pourraient avoir l’idée d’en mettre dans un air rapide comme « Un pensiero nemico di pace ». Et le quatuor de chanteurs qu’elle mène à bon port est des plus luxueux. Plus rossinien que baroqueux, Michael Spyres impose sans peine un Tempo à la carrure d’Orson Welles et impressionne par une voix pleine d’autorité, comme il sied au personnage. Sara Mingardo était déjà Disinganno en février dernier à la Scala : il semble qu’elle n’ait qu’à ouvrir la bouche pour subjuguer l’auditoire par l’émission de sonorités somptueuses, énonçant avec assurance et sérénité les plus austères maximes. Dans son rôle de nightclubber insolent par qui le malheur arrive mais auquel Beauté jure une fidélité absolue, Franco Fagioli hérite de quelques-uns des plus beaux morceaux de la partition, dont le fameux « Lascia la spina », pour lequel il laisse de côté l’étonnante virtuosité qu’il déploie dans le reste de ses arias. C’est pourtant sur la Bellezza de Sabine Devieilhe que se concentrent tous les regards et toutes les oreilles, quand elle orne de suraigus impalpables ses interventions virevoltantes, ou quand elle traduit avec un art plein de sobriété le déchirement d’un personnage censé finir ses jours dans un couvent, synonyme de suicide dans cette production.
N.B. : Le spectacle sera proposé en direct sur France Musique et Culturebox le 6 juillet à 22h, puis diffusé sur France 2 à une date encore non communiquée. Il sera présenté à l’Opéra de Lille en janvier et au Théâtre de Caen en février 2017