Faut-il s’étonner qu’après avoir chanté Eurimaco et Iro Emiliano Gonzalez Toro ait voulu chanter le rôle-titre du Ritorno d’Ulisse in patria ? Evidemment non, pas plus que sa décision de le faire dans une version qui serait la sienne, car il fréquente l’œuvre depuis près de vingt ans. La naissance de l’ensemble I Gemelli, qu’il a fondé avec sa femme Mathilde Etienne, le pousse à franchir le pas. Voici donc, allongeant une liste où brillent les noms d’Harnoncourt, Jacobs, Rousset, Garrido, l’offrande du ténor à son public de Genève, après Metz et Paris. Première surprise, le concert du Victoria Hall était annoncé comme enregistré, mais aucun dispositif spécifique n’est visible. Qu’en sera-t-il ?
Deuxième surprise, le minutage indiqué dans le programme donne une durée de deux heures quinze de musique quand certaines versions tournent autour de trois heures. Il est vrai qu’il n’existe pas une version « authentique » de l’œuvre, puisque la seule copie de la partition connue – restituée pieusement par le compositeur Malipiero – est avare d’informations, n’offrant à la lecture que deux portées pour les récitatifs, l’une pour la ligne de chant, l’autre pour la basse continue. C’est dire que chaque version du Ritorno est le résultat de choix opérés par le maître d’œuvre, le chef d’orchestre.
Cela explique les différences entre les enregistrements disponibles. René Jacobs et Gabriel Garrido, par exemple, ont ajouté des lignes instrumentales, des ritournelles, des « sinfonie ».
Emiliano Gonzalez Toro semble avoir opté pour une fidélité plus étroite à ce que l’on sait des effectifs des théâtres vénitiens à l’époque de la création, en se bornant à quatorze musiciens et quinze chanteurs, dans une démarche assez proche, nous a-t-il semblé, de celle d’Attilio Cremonesi qui l’avait dirigé en 2006 dans Il Ritorno au BFM. Mais l’organisation du concert en deux parties a entraîné un découpage qui suit la répartition en cinq actes prévue par le livret, alors que la partition propose une répartition en un prologue et trois actes. On entend donc prologue, acte I et II, et après l’entracte les actes III, IV et V. Cela ne s’obtient pas sans coupures franches dans cette deuxième partie, pour ne pas excéder la durée globale finalement annoncée de « trois heures avec entracte ». Passent ainsi à la trappe la seconde scène entre Melanto et Eurimaco, et sauf erreur le récit de Telemaco où il évoque la beauté d’ Elena et provoque ainsi l’indignation de Penelope.
Ces précisions données, disons sans plus tarder le plaisir que le concert a donné à une assistance très fournie. Après une « sinfonia » dont la brièveté est un gage de fidélité, le contreténor Carlo Vistoli orne le lamento de l’humaine fragilité de mélismes qui, nous a-t-il semblé, annoncent l’intention d’ Emiliano Gonzalez Toro de mettre en relief les éléments de la composition qui font de l’œuvre une illustration de la seconde manière de Monteverdi. En 1640 la relative austérité des récitatifs calqués sur la déclamation s’infléchit pour accompagner leur sens d’ornements encore mesurés, mais porteurs d’un hédonisme qui va bientôt déferler sur les scènes. Jérôme Varnier, qui défie les années, campe ici un Tempo arrogant et impitoyable, d’une voix dont l’airain sera celui d’un Nettuno courroucé, et la profondeur sonore est d’une retentissante expressivité. Lauranne Oliva chante Fortuna, d’une voix jolie mais qui sonne petite ; c’est donc avec un étonnement ravi qu’on la découvrira plus tard en Giunone imposante, à la voix ferme, au discours paré d’ornements et passant du solennel au pressant avec la détermination du personnage. Amore est échu à Emöke Baráth, qui sera ensuite Minerva ; la soprano, qu’on a pu récemment admirer dans le Radamisto dirigé par Francesco Corti, ravit aussitôt par la fermeté de la voix et la qualité de la projection, et le charme opèrera sans faille, avec plusieurs moments forts, le duo avec Telemaco, au rythme chaloupé, ou l’exhortation à Ulisse, où Monteverdi s’autorise le chant concitato pour augmenter l’efficacité du message.
Telemaco, c’est Zachary Wilder, sortant lui aussi du Radamisto. Il confirme une nouvelle fois l’impact de sa projection, la souplesse de son instrument et son impeccable musicalité, une qualité qui est du reste commune à tous les interprètes dont aucun ne sort de sa zone de confort. Philippe Talbot, Eumete irréprochable, Anthony Leon, tour à tour Giove incisif et prétendant présomptueux, Anders Dahlin, Pisandro insinuant qui gémit en vain en cherchant à bander l’arc, Nicolas Brooymans, Antinoo imbu de lui-même et de sa voix profonde, piètre comploteur, Alvaro Zambrano, Eurimaco galant au discours convenu, aucun ne détonne, et ces réussites singulières contribuent à la réussite de l’ensemble. Cette constatation vaut bien sûr pour Angelica Monje Torrez, Ericlea vigilante dont la voix charnue se révèle dans l’exposé de son dilemme. Elle vaudrait aussi pour Mathilde Etienne, qui interprète la délurée Melanto, si la théâtralisation du personnage ne nous avait semblé excessive.
C’était un des attraits de ce concert que l’implication des chanteurs dans un processus de mise en espace – conçue par Mathilde Etienne – avec mimiques et jeux de scène qui contribuent à rendre vivants les personnages et aident les profanes à comprendre les situations et les sentiments. Les réactions du public témoignent à maintes reprises du bien-fondé de cette option. Mais dans le cas de Melanto, cette servante, qui s’est fortement compromise avec les prétendants, essaie de convaincre la reine de leur céder car Ulisse est sûrement mort ; doit-elle pour autant, tandis que Penelope lui oppose sa résolution inébranlable, gesticuler en contrepoint et ainsi attirer l’attention sur elle ? En revanche Fulvio Bettini, qui chante Iro, le parasite glouton auto-complaisant et lâche, peut en faire beaucoup puisque le personnage est dans l’excès. Le chanteur dose finement le déplaisant et le comique. Son art culmine dans sa scène de désespoir, lorsque, après la mort des prétendants, Iro ne se voit plus d’avenir : cette succession d’affects contrastés à vocation parodique, il la nourrit d’une verve sans lourdeur avec toute l’agilité vocale nécessaire.
Aucune réserve non plus pour l’admirable Penelope de Rihab Chaieb. Sa scène initiale mêle noblesse et douleur avec une intensité communicative ; les « torna » répétés sont à la fois poignants d’expressivité et captivants de beauté vocale dans leur variété, et le discours passionné expose de façon limpide son parti pris : Ulisse doit revenir parce que c’est dans l’ordre des choses. L’artiste se maintiendra à ses hauteurs jusqu’au bout, conservant à la reine toute sa dignité, jusqu’à ce que Penelope consente à sourire, illuminée par la certitude qu’Ulisse est revenu, et que sa voix envahie par le bonheur consente à s’orner, l’arioso devenant finalement un air.
Il y aurait beaucoup de bien à dire, et seulement du bien, de l’Ulisse d’ Emiliano Gonzalez Toro. Ceux qui le suivent depuis ses débuts, avec la sympathie curieuse qu’il sait si bien s’attirer, ont vu avec le temps sa voix s’arrondir, sa maîtrise s’affirmer, dans une évolution à la fois naturelle et technique qui a laissé du temps au temps. Aujourd’hui, à l’aube de sa maturité, il délivre un chant stylistiquement irréprochable et sa voix, charnue et parfaitement homogène, semble couler de source, bienfaisante comme un baume. Evidemment il joue le jeu des attitudes, des postures, et cette théâtralité qui rajoute du sens au sens contribue à faire vivre le personnage.
Son rôle ne lui permettant pas d’occuper la place du chef, il l’a cédée à son assistante, Violaine Cochard. Assise dos au public, elle tient l’orgue et le clavecin et donne l’impulsion aux instrumentistes, docile exécutante de la direction d’orchestre voulue par Emiliano Gonzalez Toro, qui l’observe, assis à jardin.. Sans doute est-elle d’une fidélité sans faille, d’une rigueur constante, mais à voir et entendre ces musiciens, si virtuoses et si vigilants, on a l’impression d’observer un organisme vivant en pleine joute amoureuse, et cette re-création est pour l’auditoire une récréation enchantée.