Aussi passionnant que le roman d’Alexandre Dumas, le récit du retour d’Ulysse, au terme de sa longue errance ordonnée par Neptune, nous est conté par Stéphane Fuget. Après s’être frotté aux plus grands chefs baroques dont il a retenu le meilleur, il a fondé son propre ensemble, les Epopées. En résidence au Festival international d’opéra baroque de Beaune pour trois ans (*), il avait le précédent week-end confirmé la qualité de son approche comme celle de ses musiciens (La voie du cœur). Ce soir, sa formation instrumentale s’est adaptée aux nécessités de l’opéra, avec le souci de l’excellence. L’effectif a doublé, correspondant à celui que les théâtres vénitiens du temps pouvaient accueillir. La partition originale, où la musique est réduite à sa plus simple expression, appelle l’interprète à en effectuer l’instrumentation comme l’accompagnement des parties vocales. Les quatorze musiciens, qui changent parfois d’instrument, (cornet pour flûte, théorbe pour guitare) forcent l’admiration pour la conduite de leurs lignes, les articulations, les accents, et – surtout – les couleurs. La réalisation permet de les renouveler par des associations subtiles, toujours dans un profond accord avec la situation dramatique et le caractère de chacun. Une simple observation parmi tant d’autres : le recours au gazouillis des flûtes au monologue d’Euryclée, qui suit les échanges choraux du III, illumine ce qui va être la lieto fine.
Prima le parole : le récitatif est au cœur du drame, modelé sur le débit de la voix parlée, soutenu par un continuo renouvelé. Toute la beauté de la langue est restituée. Son articulation, ses accents, ses couleurs, son phrasé et ses inflexions sont proches de l’idéal. A l’écoute, impossible de distinguer les chanteurs d’origine italienne des autres. Stéphane Fuget chante toutes les paroles : on devine à sa direction, aux respirations, aux phrasés son expérience de chef de chant. L’entente entre tous est d’une qualité rare : qu’il s’agisse des incises, des finales, des ponctuations, de la dynamique, permanente. Les voix sont toujours au premier plan, même si le jeu instrumental y est aussi soigné, expressif, clair et équilibré. Les nombreuses sinfonias (ainsi, la brève sinfonia da guerra qui conclut le II), les ritournelles nous valent de beaux moments. Cette production – exemplaire – marque un nouveau jalon dans la riche histoire des enregistrements. Toutes les expressions en sont justes, réalisées avec un soin rare.
Superlative est la distribution, sans faiblesse aucune, dont les voix sont justement réputées dans ce répertoire. L’écueil à éviter est l’abondance des ténors. Ici, ils sont différenciés clairement par le timbre et par la caractérisation de chacun. Le trio d’Ulysse, Télémaque et Eumée en est la plus belle démonstration.
Valerio Contaldo, une fois encore, nous ravit par l’Ulysse qu’il vit intensément. Son réveil (« Dormo ancora »), avec sa lassitude et sa résolution, va s’animer progressivement… On le retrouvera avec bonheur le prochain week-end dans Il Trionfo del Tempo, de Haendel. Pénélope, prisonnière de son attente résignée, puis incrédule avant de reconnaître Ulysse, est Anthea Pichanick. La voix est souple, douce et ample, teintée d’une mélancolie juste. Son lamento initial (avec l’arioso « Torna il tranquillo al mare »), est poignant. La richesse psychologique du personnage est admirablement servie. Ambroisine Bré, tour à tour Melanto et Ericlée, est aussi touchante comme suivante de Pénélope que comme nourrice d’Ulysse. Eurimaco, l’amoureux de la première, est Pierre-Antoine Chaumien. Ses deux duos, badins, tendres puis enflammés avec Melanto sont d’heureuses parenthèses. Ténor solide, voix puissante et bien projetée, convaincant, on devrait le retrouver dans des rôles plus riches. Au prologue, la Fortune de Claire Lefilliâtre (qui chantera ensuite Minerve) surprend par la dureté de son émission. Mais rapidement, la souplesse se découvre dans sa longue scène où elle va secourir Ulysse. Voix solide, dont la conduite n’appelle que des éloges. Marie Perbost chante Junon et l’Amour. Seule soprano de la distribution (avec Claire Lefilliâtre, dont le rôle est davantage de mezzo), ses qualités vocales n’en sont que plus évidentes. La virtuosité est là, au service de celle qui va convaincre Neptune de mettre un terme à sa vengeance. L’Eumée de Cyril Auvity est touchant de sincérité et de fidélité. Vingt ans après Christie, il retrouve un de ses plus beaux rôles. Tout est là, donc l’émotion et la grâce. Malgré sa brièveté, « Dolce speme » est un des sommets de l’ouvrage. Mathias Vidal était déjà Telemaco dans la production d’Emmanuelle Haïm en 2017. L’approfondissement est perceptible : la passion filiale, la jeunesse sont illustrées avec maestria. Jupiter est un peu terne par rapport à Neptune, mais c’est l’écriture qu’il faut incriminer plus que l’interprète. Justement, seule basse, Luigi Di Donato est ici dans son élément. Son Neptune, puissant, vindicatif puis pardonnant, est de première grandeur. Sa maîtrise est absolue d’un rôle qu’il connaît mieux que quiconque. L’Antinoo comme le Temps sont aussi bien campés. Le timbre, la projection, l’autorité l’imposent comme un des artisans de cette réussite. Irus plus vrai que nature – replet, glouton, jouisseur – est confié au ténor Jörg Schneider, doté des moyens appropriés, dont l’italien ne laisse pas deviner son origine germanique. « O dolor » est un moment de sourire bienvenu. Jamais le trait n’est grossi : le bouffon a de la classe. La voix est longue et son accompagnement, qui souligne son caractère dansant avec élégance, en font un divertissement abouti. La Fragilité humaine, au prologue, puis Pisandro, le prétendant couard, sont chantés par Filippo Mineccia, contre-ténor dont l’émission et le jeu sont toujours aussi remarquables. Pour modeste que soit son intervention, il faut citer le ténor Fabien Hyon, Anfinomo, qui s’intègre parfaitement à l’ensemble.
Les chœurs sont rares, brefs mais remarquables, particulièrement le chœur céleste auquel répond le chœur maritime, avant qu’ils s’unissent (« Giove amoroso… »). Leur force dramatique et musicale participe pleinement à ce dénouement espéré. La joie exulte aux retrouvailles du couple, et tous les artistes comme le public la partagent pleinement. Réalisation attendue, l’enregistrement nous est promis pour décembre, lié à la reprise versaillaise.
(*) Orfeo en 2022 et l’Incoronazione di Poppea en 23 seront donnés à Beaune.