Avec l’entrée au répertoire de Il prigioniero, jamais représenté à Toulouse, et la création scénique du Château de Barbe-Bleue il y avait de quoi saliver d’avance ! A l’arrivée, force nous est d’avouer que nous n’étions pas au diapason de l’enthousiasme bruyamment exprimé par le public, en particulier à l’endroit du plasticien Vincent Fortemps et du metteur en scène Aurélien Bory, par ailleurs cosignataire de la scénographie, qui faisaient leurs débuts à l’opéra. Peut-être trouvera-t-on que nous coupons les cheveux en quatre, surtout au regard de la haute qualité musicale et vocale de la soirée, mais voici nos raisons. Le premier, par un procédé qu’il a mis au point, réalise et projette des dessins en direct tout au long de l’opéra de Dallapiccola. Sa créativité est indéniable et voir naître et se modifier des images dont les encres de Victor Hugo sont une des sources lointaines ne manque pas de séduire, voire de captiver. Faut-il en dire davantage ? Cette performance accapare l’attention au détriment de celle que mériteraient paroles et musique, dont le sens, au-delà d’une séduction immédiate, se nourrit d’échos internes par reprises ou renversements d’une élaboration si complexe et d’une richesse de timbres telle que seule une écoute très concentrée permettrait de les savourer vraiment. En outre cette technique introduit dans une histoire sombre, au sens littéral, puisqu’on est dans un cachot souterrain, des lueurs blanches incompatibles avec la situation et avec le malaise qu’on éprouve quand on n’y voit pas clair. Quand le prisonnier débouche à l’air libre et s’extasie de la lumière retrouvée, rien ne se passe, parce que le procédé a brouillé le parcours. Sans doute est-il difficile de concilier visibilité du spectacle et ténèbres, mais c’était la gageure à tenir ! D’autres choix affaiblissent considérablement le caractère dramatique de l’œuvre quand le prisonnier devrait comprendre que la porte est ouverte grâce à un rai de lumière. Ce peu ravive l’espérance sans dissiper l’angoisse des menaces diffuses dans l’obscurité. Les multiples plaques lumineuses dressées alors par Arno Veyrat, aux formes souples suggérant peut-être des hallucinations, ne vont pas dans ce sens. Il y aurait encore beaucoup à dire, sur le traitement de l’aria du geôlier, car les images, qui correspondent à ce qu’il dit, semblent démontrer qu’il est sincère, ou sur le traitement de la scène finale : dans la dramaturgie prévue par le compositeur, puisqu’il est aussi le librettiste, le bourreau étreint sa victime, faussement fraternel, et l’entraîne vers le bûcher. Pourquoi ignorer le projet de l’auteur ? Aurait-il été excessif, pour cette entrée au Capitole, de lui consentir cet hommage ?
Dans ce contexte d’attention dissipée, l’interprétation du prologue par Tanja Ariane Baumgartner nous a semblé moins nuancée que d’autres, écoutées avec plus de concentration – alors que dans Le Château de Barbe Bleue, où le procédé évoqué ci-dessus n’intervient pas, il ne manquera aucune facette à sa Judith. Le face à face du geôlier et du prisonnier donne à Gilles Ragon l’occasion d’explorer un nouveau rôle où sa musicalité infaillible fait mouche malgré une baisse de régime pendant son air de la deuxième scène. Quant au baryton Levent Bakirci, c’est une révélation tant par la tenue vocale que par la présence scénique, l’une et l’autre d’une concentration irréprochable. Les chœurs en coulisse ont l’ampleur sonorisée voulue par le compositeur et la tension où la conviction flirte avec le fanatisme, selon l’esprit que Luigi Dallapiccola, par ailleurs chrétien fervent, leur a destinée. Tito Ceccherini, à la direction si remarquable lors de la création des Pigeons d’argile au printemps 2014, aime manifestement cette œuvre, dont il parle si intelligemment dans un entretien contenu dans le programme de salle. Il obtient de l’orchestre la subtilité ou la force qui en expriment les climats, conçus dans le contexte angoissant de l’après-guerre, quand les menaces d’un autre totalitarisme que ceux de l’Inquisition ou du nazisme se dissimulaient derrière la moustache du Petit Père des Peuples…
Tanja Ariane Baumgartner (Judith) et Balint Szabo (Barbe-Bleue) © Patrice Nin
Donné maintes fois en concert à Toulouse, Le Château de Barbe-Bleue prenait son baptême sur la scène du Capitole. En 1911, année de la composition, Sandor Ferenczi porte haut les couleurs de la psychanalyse hongroise. Est-il inconcevable que le prologue, qui invite le spectateur à rentrer en lui-même, à avoir avec l’histoire qui va suivre un rapport interactif, s’inspire d’une démarche semblable, sous ses dehors archaïsants ? Après tout, l’analyse de l’âme retourne aux sources du passé… Dès lors, était-il pertinent de confier le prologue à une spécialiste du langage des signes ? Sans doute le hongrois aurait été aussi incompréhensible pour la plupart. Mais ce choix surpasse l’étrangeté du texte dit : on peut, sans comprendre les mots, se retrouver dans une voix, mais dans un silence ? Cette déconvenue en précède une autre relative au dispositif scénique. Les encadrements de portes qui s’emboitent les uns dans les autres autour d’un panneau central et pivotent sur un axe sont certes beaux à voir et leur rotation, lente ou rapide, outre qu’elle suscite des reflets et des couleurs très séduisants, accompagne les demandes obsessionnelles comme elle permettra à l’ouverture de la dernière porte d’organiser les apparitions en ballet obsédant. Mais cela ne nous dit rien de la complémentarité des œuvres au programme, qui décrivent deux mouvements inverses : l’aspiration du prisonnier à la lumière extérieure dans une ascension, la descente de Judith en quête d’une lumière intérieure dans les profondeurs du château, dont elle dit elle-même qu’il est Barbe-Bleue. Ignorer le dispositif matériel clairement symbolique explicitement prévu par les auteurs, c’est priver le spectateur d’une clé de lecture. On voit mal pour quel bénéfice et on s’interroge sur l’apport artistique de Taïcyr Fadel, psychanalyste de son état. Les costumes de Sylvie Marcucci sont moins problématiques. Dans Il prigioniero la robe noire de la mère semble dater de 1911 , et la chemise du prisonnier comme les robes des moines de l’Inquisition sont intemporelles. Seul le geôlier/inquisiteur enveloppe son corps dans une longue cape noire, que l’on retrouve sur Barbe-Bleue, assortie d’une large fraise noire, de celles qui semblent porter des têtes de décapités. La robe blanche de Judith est d’abord enrobée d’un manteau vaporeux, qui disparaîtra quand elle aura pris assez d’assurance pour décider d’imposer sa volonté à Barbe-Bleue. Quant aux trois femmes prisonnières de l’univers mental de cet homme, leur tenue est logiquement comme un uniforme, puisqu’il les a réduites au même schéma pour pouvoir les idéaliser à son gré.
Tanja Ariane Baumgartner étincelle dans un rôle dont, nous l’avons dit, elle épouse l’évolution grâce à l’étendue et à la souplesse d’une voix qui sait se charger de tous les accents et qui passe victorieusement l’orchestre sans jamais glapir. Cette musicalité, Balint Szabo la démontre aussi, alliée à un physique puissant adéquat pour le rôle difficile du bloc qui se donne comme tel, à prendre ou à laisser. Mais il sait faire vibrer les mises en garde de Barbe-Bleue et rend sensible la complexité du personnage quand il devrait parer Judith comme il a paré les autres avant elle. Tito Ceccherini fait une nouvelle démonstration, avec le concours des artistes de la fosse, de sa maîtrise d’une œuvre qu’il fréquente, nous apprend le programme, depuis son adolescence. Son amour de la partition lui inspire une lecture méticuleuse, attentive à en exalter les potentialités sonores, même les plus menues, et la cohérence dramatique. Cela rachète largement, fort heureusement, l’insatisfaction due à la conception scénique. Mais le chef, il est vrai, ne fait pas ses débuts à l’opéra…