La version de concert d’Il Pirata donnée à l’auditorium Rainier III de Monaco, si elle ne convainc pas absolument, n’en est pas moins très excitante et on peut espérer que dimanche la salle fera le plein. Premier motif d’intérêt, la direction de Giacomo Sagripanti, qui empoigne l’œuvre avec une fermeté qui ne se démentira pas. Cette énergie n’est ni raide ni uniforme, et laisse chanter l’orchestre quand il le faut, et à cet égard on ne peut que louer les musiciens, dans leur ensemble et dans leur particulier pour les parties solistes. Mais tandis que l’on avance dans l’œuvre on se prend à se demander si l’on écoute Bellini ou Donizetti ; après tout, rien de plus normal puisque dans le contexte de l’époque l’imprégnation, involontaire ou non, faisait partie du métier. Comment reprocher à un compositeur cherchant à se faire une place au soleil d’être à l’écoute des succès de ses contemporains ? Mais cette direction, si attentive aux effets orchestraux créés par les variations de l’intensité, a-t-elle capté la dynamique du rythme qui caractérise, pour nous, l’écriture de Bellini ? Les personnages principaux, quels qu’ils soient, sont en proie à des tourments affectifs de type obsessionnel, ce qui les amène à s’exprimer sur des phrases musicales où scansions, modulations et accélérations révèlent dans l’instant leur trouble intérieur. Les reprises de tradition deviennent, et c’est la signature de Bellini, la suite inévitable de ce désordre et la preuve en direct de l’engrenage dont ils sont prisonniers. C’est la montée de cette tension implacable que nous n’avons pas assez perçue. Mais peut-être le chef a-t-il manqué de temps pour peaufiner l’interprétation et sa lecture, sans nous convaincre totalement, mérite le respect. Un mot encore pour dire que si la richesse de la pâte sonore comble elle tend par moments à noyer les chanteurs dont émergent seules les harmoniques aigües.
Evidemment la masse des chœurs, admirablement préparés comme de coutume par Stefano Visconti, n’a pas ce problème. Pour les solistes, les seconds rôles méritent un satisfecit global. Aussi bien Claudia Urru, qui prête à la suivante Adèle une voix ronde et bien timbrée, qu’Alessandro Spina, l’ancien soldat devenu ermite, dont la basse chantante a la dignité qu’on attend, et Reinaldo Macias dans le rôle d’Itulbo, le second de Gualtiero prompt à intervenir pour empêcher que ce dernier n’aille à sa ruine, dont la voix a conservé toute sa fraîcheur après une carrière de plusieurs décennies.
Des louanges appuyées iront au baryton Vittorio Prato venu au pied levé pour remplacer George Petean : on craignait que cet interprète raffiné manquât un peu de la hargne d’Ernesto, dont il faut rappeler qu’il a chassé Gualtiero de Sicile, l’a dépouillé de ses biens et a épousé de force la femme que ce dernier aimait. Les accents initiaux nous rassurent : le mordant nécessaire est là, et comme l’extension dans l’aigu, la souplesse et la longueur de souffle sont aussi remarquables que dans nos souvenirs, on peut s’abandonner à la délectation d’une interprétation où la musicalité commande le théâtre. Bel entraînement pour la prise de rôle scénique à Palerme en juin prochain.
Gualtiero est donc ce noble déchu qui rêve depuis dix ans de reprendre pied en Sicile et d’y retrouver son rang et sa bien-aimée. A l’égard de cette dernière il semble dépourvu de la moindre imagination : pas un instant il ne doute qu’elle ne l’ait attendu. La scène où il découvre qu’elle a épousé son ennemi et lui a donné un fils serait risible, tant les deux personnages semblent engagés dans une surenchère du genre « le plus malheureux c’est moi », mais elle attriste tant cet homme réagit en enfant buté. Cet emportement forcené, Celso Albelo ne nous fait pas languir et l’installe dans son chant dès son entrée, où il s’élance dans des aigus claironnants et démontre ainsi qu’il possède les cartes nécessaires. Peut-être devrait-il s’économiser davantage au premier acte, parce qu’après l’entracte des nasalités fugitives trahissent peut-être la fatigue, mais l’ensemble de la prestation témoigne en faveur d’une gestion saine des moyens. On connaît des interprétations plus nuancées, plus élégantes. Mais celle de Celso Albelo mérite le respect.
Qu’aurait-il pu faire d’autre, du reste, face à l’Imogène d’Anna Pirozzi ? La cantatrice est manifestement en voix et délivre dès son entrée des décibels à laisser pantois. On s’attendait à voir apparaître une femme dolente, on subit la puissance d’un volcan. Sans doute est-ce pour l’interprète sa façon d’exprimer le désarroi du personnage, mais l’énergie vocale avec laquelle elle projette des aigus tels des uppercuts nous empêche de ressentir la détresse et la fragilité du personnage. On voit le problème : peut-on se plaindre de ce torrent où brillent des pierreries ? La scène finale ranimera le regret : alors que le délire d’Imogène pourrait favoriser bien des excès, c’est avec une sobriété pour nous de grand prix qu’Anna Pirozzi dompte son émission et atteint à la musicalité qui fait nos délices. Qu’en sera-t-il dimanche ? Le matériau est somptueux, la technique est solide, l’enjeu sera-t-il de faire surtout du son ?