Œuvre monstre, en 1642 autant qu’aujourd’hui, ce Palazzo incantato di Atlante pose de grands défis à l’équipe qui veut s’en saisir. Lors de sa création, l’effectif était très inhabituel (16 solistes, triple chœur, 40 musiciens, 7 heures de représentation et une scénographie faisant intervenir moult machines). Aujourd’hui, c’est surtout le généreux mécène qui manque pour rendre justice à la magnificence visuelle qu’appellent livret et partition. Mais peut-être aussi l’envie : le spectacle donné à Versailles est victime d’une esthétique de la laideur contemporaine, dont de nombreux metteurs en scène peinent à se détacher craignant sans doute de ne pas faire assez moderne. Se rendent-ils seulement compte que ce genre de production est en soit un stéréotype moderne, tant il nous semble les avoir déjà vues et revues depuis plus de 20 ans ?
Du spectacle original, on a retenu et condensé les 3h30 de musique, mais c’est encore trop, étant donné un livret faiblement dramatique et les partis pris d’une mise en scène qui ne réussit pas à rendre digeste tant de magnificence. Cette œuvre est néanmoins essentielle à au moins trois titres : c’est d’abord la première adaptation à l’opéra de l’Orlando Furioso de l’Arioste (best seller de l’époque) ; c’est ensuite la première œuvre lyrique de Luigi Rossi – qui n’en composa que deux, l’autre étant l’Orfeo, commandé par Mazarin qui amena l’opéra italien à Paris ; c’est enfin le premier duo d’amour de l’histoire de l’opéra, quelques années avant la première interdiction de l’opéra à Rome. Dans ce foisonnement harmonique permanent, les moments les plus remarquables se trouvent surtout dans seconde partie : le long et original lamento d’Angelica qui regrette de n’avoir pas écouté la souffrance des autres ; la très violente scène de chasse au lion ; l’air de Fiordiligi qui lance le final et le final lui-même très spectaculaire et brillant. En 1642, les spectateurs connaissaient tous ces personnages et pouvaient concentrer leur attention sur l’illustration des affects. Aujourd’hui, il est difficile pour l’audience de se repérer dans cette alternance de scénettes riches en récitatifs et très répétitives. Accumulation et non construction, voilà le principal défi pour la mise en scène.
Fabrice Murgia cherche à trouver l’écho contemporain des sortilèges imaginés par Atlante pour tromper les amants, métaphore du labyrinthe des passions. Hélas, il faut plus que des prostituées, des fumigènes, deux danseurs et des vidéos assez pauvres pour provoquer un enchantement moderne. L’utilisation de la vidéo est, de plus, entachée par une demi-seconde de décalage dans la retransmission, assez gênant quand les projections occupent la moitié de la scène. Le parti-pris général est si galvaudé que le choc esthétique attendu entre la laideur actuelle du visuel et l’éclat sonore du passé ne se produit jamais. Il faut cependant reconnaitre que c’est bien exécuté : la direction d’acteur est très précise, le mur de scène a l’avantage de bien renvoyer les voix et les 3 tournettes de la première partie permettent habilement et rapidement de faire se succéder la multitude de scènes qui introduisent de la variété dans l’action (chambre d’hôtel, salle d’attente d’hôpital ou d’aéroport, parloir d’une prison, urinoirs ou encore une cage d’ascenseur). La fin de la première partie est même assez virtuose : les tournettes pivotent à l’infini, desservant, telles des portes-tambours, les personnages à l’avant-scène. Le procédé s’épuise malheureusement vite. Le metteur-en-scène en a-t-il eu conscience ? Dès le lever de rideau de la seconde partie, le palais est déjà détruit alors que le livret ne prévoyait cette destruction qu’à la fin de l’oeuvre. Cette occasion de réinventer la scénographie débouche sur le tableau surréaliste d’un plateau nu au-dessus duquel flottent des portes lumineuses – tableau qui lasse encore plus vite et auquel succèdent de grands rideaux de fil blanc, certes très différents de l’ambiance ténébreuse qui prévalait alors, mais il est bien difficile de leur accorder une quelconque signification. On l’aura compris, contrairement à notre collègue Yvan Beuvard à Dijon, cette mise en scène ne nous a pas du tout séduit.
Musicalement, heureusement, les sortilèges sont bien présents. C’est un véritable esprit de troupe qui irrigue la performance de tous les chanteurs. Tous très investis et conférant beaucoup de poids à leurs interventions, aussi brèves que paroxystiques. Il serait fastidieux de les citer tous, mentionnons ceux qui nous le plus marqués : chez les hommes, Victor Sicard, Orlando très franc à la voix ample et le Mandricardo écorché et viril d’Alexander Miminoshvili ; chez les femmes l’Angelica trouble et torturée d’Arianna Vendittelli et la Fiordiligi très vivante de Gwendoline Blondeel. On retrouvait aussi avec plaisir dans divers rôles plus ou moins développés Mariana Florès au métier indéniable, Valerio Contaldo au timbre toujours aussi séduisant et Lucia Martin-Carton précise et agile. Les voix ne sont certes pas toutes exceptionnelles et leurs limites vite exposées, mais c’est largement compensé par leur intensité de jeu et la perfection de leur style.
Vrais triomphateurs de la soirée, Leonardo Garcia Alarcon et sa Cappella Mediterranea ne laissent pas de ravir. L’orchestre est bouillonnant, les instruments variés joués par des solistes hors pair, les chœurs aux effectifs changeants toujours nets malgré la difficulté de leurs parties. Comme souvent avec Alarcon, le son est splendide sans être clinquant, les ensembles foisonnants mais équilibrés. Une reprise (et non résurrection, l’oeuvre ayant déjà été donnée à l’époque moderne) au moins réussie musicalement : pour une oeuvre aussi exigeante, c’est déjà exceptionnel.