C’est une éblouissante réussite que cette mise en scène du Barbier par Rolando Villazón attaché depuis quelque temps à la ville de Salzbourg ; il est en effet directeur artistique de la Fondation Mozarteum depuis 2021 et intendant des Mozartwoche depuis 2019, qui présentent chaque année en janvier / février une série de concerts autour du plus célèbre des salzbourgeois. Ses débuts de metteur en scène, il les fit à Lyon en 2011 avec une production de Werther, tout en poursuivant parallèlement sa très brillante carrière de ténor. Très attaché à la diffusion du répertoire auprès d’un large public, il est également aujourd’hui homme de radio et de télévision. Homme aux multiples facettes et aux multiples talents, il fait preuve ici d’une remarquable connaissance et d’un véritable amour de l’histoire du septième art auquel il rend hommage.
Nous voici donc transportés dans les studios de cinéma de Cinecittà aux temps héroïques, au sein d’une société de production dont l’actrice vedette n’est autre que… Cecilia Bartoli ! Une vidéo projetée dès avant l’ouverture nous la montre successivement dans ses meilleurs rôles, en Cléopâtre, en Jeanne d’Arc, en nonne, et annonce son nouveau rôle en Rosine ! Le ton est donné, déjanté, hilarant, pétillant, irrésistiblement drôle. Diverses projections dues au collectif Rocafilm émailleront le spectacle, comme autant de références aux débuts du cinéma et autant de repères pour les cinéphiles – autant d’énigmes à résoudre pour les autres…
Le concierge, accessoiriste, factotum de ce studio, rôle muet musicalement mais omniprésent scéniquement, tout droit sorti de l’imagination du metteur en scène qui lui a donné le nom d’Arnoldo, a été confié à Arturo Brachetti, sur qui repose en grande partie la cohérence et le rythme du spectacle. C’est un brillantissime artiste de music hall dont la particularité est de pouvoir changer de costume en quelques secondes seulement. Il est aussi mime, acrobate, jongleur, rompu à toutes les disciplines du genre, et va assurer tout au long de la représentation une foultitude d’emplois qui constitueront le principal ressort comique du spectacle. Ce comique se double aussi d’une très puissante poésie, faite uniquement de quelques mimiques, de quelques gestes, de quelques silences, par lesquels Brachetti montre l’immensité de son talent. Secrètement amoureux de la vedette des studios, il projette pour lui seul ses meilleures scènes et va tout faire pour la protéger dans ses démêlés avec Bartolo. Les références aux débuts du cinéma vont elles aussi émailler tout le cours de la pièce : c’est ainsi qu’Almaviva entre en scène déguisé en Zorro, que Don Basilio a pris les traits de Nosferatu et semble tout droit sorti du film de Murnau, et que le spectateur attentif et érudit reconnaîtra des citations de scènes de Laurel et Hardi, des Marx Brothers, de Clouzot et beaucoup d’autres.
Ces références cinématographiques ne sont pas que visuelles. Elles iront jusqu’à s’insérer dans l’orchestration (notamment par l’emploi très généreux d’une guitare) ou dans la musique elle-même, puisqu’au fil des récitatifs – qui autorisent ce type d’improvisation – quelques mesures évoquant cet univers seront subtilement insérées de-ci de-là, provocant à chaque fois l’hilarité du public. Rien n’est pris au sérieux, tout est prétexte à des gags, parfois stupides mais toujours très drôles, qui se suivent à un rythme étourdissant ne laissant aucun répit à l’œil du spectateur. Loin d’alourdir la comédie, ce fourmillement d’idées comiques, très imaginatif, rebondissant sans cesse, donne à l’ensemble une formidable légèreté sans aucun temps mort, toujours en parfaite concordance avec la musique.
L’ensemble de la distribution joue le jeu à fond, se prêtant avec humour et complicité à toutes les cabrioles, à toutes les inventions burlesques imaginées par le metteur en scène, qui pour avoir été longtemps à leur place, sait jusqu’ou il peut aller sans mettre un chanteur en situation d’inconfort. Il fait faire à Figaro d’hilarants petits pas de danse ou des claquettes d’une légèreté qu’on aurait cru incompatible avec son embonpoint, il enferme Cecilia Bartoli dans une cage à oiseaux ou lui fait jouer des castagnettes, bref ne se prive d’aucune incongruité, pourvu qu’elle fasse rire. Les traits sont poussés jusqu’à la caricature (et même au-delà…). La virtuosité scénique répond à la virtuosité musicale de la partition et stimule visiblement les interprètes. Elle est aussi très communicative auprès du public qui adhère sans réserve aux propositions de la mise en scène et rit de bon coeur.
Cecilia Bartoli (Rosina), Nicola Alaimo (Figaro) © SF / Monika Rittershaus
Tout le monde attendait Cecilia Bartoli, tête d’affiche de cette production, la mezzo la plus brillante de sa génération, et rassurez-vous, elle est bien au rendez-vous : Rosine à la fois pleine de charme, pleine d’ardeur et de malice, elle se joue des difficultés techniques du rôle avec une désinvolture insolente, fait ce qu’elle veut de sa voix sans jamais être prise en difficulté d’aucune sorte et sans aucune fatigue apparente. Elle parvient, derrière un véritable feu d’artifice vocal, à donner une réelle substance à son personnage, à le rendre attachant et émouvant. Ce n’est évidemment pas fait pour nous surprendre, mais c’est tellement exceptionnel que cela mérite d’être dit et redit. Madame Bartoli est une chanteuse exceptionnelle, tant par le tempérament que par le professionnalisme et par la voix. La bonne surprise de ce casting est qu’une telle artiste trouve ici plusieurs comparses à sa mesure. Le Figaro de Nicola Alaimo est tout aussi exceptionnel, et dans le même registre : aisance éblouissante face aux difficultés techniques du rôle, prêt à relever tous les défis de tempo que veut bien lui lancer le chef, une diction étourdissante et un débit vertigineux, aux limites du possible. Au delà de tout ça, il assure la composition d’un personnage complet, truculent et très humain. Tout à fait du même niveau, le brillant ténor uruguayen Edgardo Rocha qui chante Almaviva constitue le troisième pilier vocal de cette distribution, avec autant d’aisance, de virtuosité, de plaisir d’être en scène, d’éblouissantes facilités vocales que ses complices. Il prête au personnage du Comte son physique de latin lover très cinématographique, tout à fait dans le ton du spectacle. Excellent scéniquement mais un peu en retrait vocalement – est-ce un effet de l’âge ? – le Bartolo de Alessandro Corbelli déçoit par un manque de puissance vocale dans le registre grave, et par une diction moins souple et moins brillante que celle de ses comparses lorsqu’il est confronté aux mêmes tempos qu’eux.
La créature du docteur Frankenstein (le roman de Mary Shelley parut en 1816, année de la création du Barbier) telle qu’elle apparaît dans le film de James Whale inspirera le personnage de Basilio, chanté par le très talentueux Ildebrando D’Arcangelo. Parmi les autres rôles de la distribution, pointons encore la très bonne performance de Rebeca Olvera dans le petit rôle de Berta et celle de Max Sahliger dans celui encore plus réduit de Ambrogio.
Arturo Brachetti (Arnoldo) et les projections de Rocafilm © SF / Monika Rittershaus
Dans la fosse, Gianluca Capuano ne ménage ni son énergie ni celle de ses troupes, les Musiciens du Prince, la phalange monégasque qui semble depuis quelques années s’être entièrement dévouée à Cecilia Bartoli. Si la qualité de cet ensemble a maintes fois été soulignée lors des récitals de la chanteuse qu’ils accompagnent un peu partout en Europe, le talent de ces musiciens dans le registre comique, voire burlesque, est une heureuse découverte qui contribue elle aussi grandement à la réussite du spectacle. Le continuo, assuré depuis le pianoforte par Andrea del Blanco et au violoncelle par Francesco Galligioni fait assaut d’imagination pour répondre aux sollicitations de la mise en scène, avec une surenchère d’effets virtuoses, de pirouettes, de détails inattendus et qui semblent inventés sur le vif de sorte que l’oreille est sans cesse surprise, mise en éveil et charmée.
Le spectacle remporte un énorme succès auprès du public pourtant corseté de Salzbourg, qui lui fait d’emblée une standing ovation et réclame que le final soit entièrement bissé, les spectateurs applaudissant en rythme dans l’hilarité générale, portant ainsi la durée totale de la pièce à près de quatre heures, entracte inclus !