Telle est la force de certains livrets qu’ils stimulent la veine créatrice de plusieurs compositeurs successivement et engendrent ainsi plusieurs opéras à travers les siècles, pour le plus grand bonheur des amateurs. Ainsi, ce Barbier de Séville de Giovanni Paisiello, écrit près de 33 ans avant celui de Rossini, d’après la même pièce de Beaumarchais, mais adaptée différemment, sans doute avec moins de subtilité. Si on retrouve bien les principaux personnages de l’intrigue tous campés dans leur position un peu caricaturale, certains aspects de la pièce initiale sont ici affadis : plus de trace de critique sociale dans le personnage de Figaro, réduit au simple rôle de valet qui garde désormais ses réflexions pour lui ! Pour le reste, l’intrigue et l’esprit de Beaumarchais sont assez fidèlement maintenus, ainsi que le caractère bouffe un peu débridé de la pièce.
Au plan musical, Paisiello n’a ni la verve ni le génie de Mozart (dont il est l’ainé d’une demi génération), mais se montre un très digne héritier de Pergolèse. La partition est d’un bout à l’autre d’excellente facture, assurant maints rebondissements, ménageant quelques beaux moments mélodiques, sans trop de force dramatique cependant.
C’est donc à une version de concert de cet autre Barbier que nous conviaient René Jacobs et ses troupes ce vendredi, dans une salle comble, à l’initiative conjointe du Klara festival (Klara est la radio classique publique d’expression néerlandophone en Belgique), du Palais des Beaux Arts et le de la Monnaie. La même production avait déjà été montée pour six représentations le mois dernier à Vienne au Theater an der Wien, dans une mise en scène de Moshe Leiser & Patrice Caurier.
Qui dit version concert ne dit pas nécessairement que les chanteurs quittent leur personnage et chantent face au public, les bras le long du corps. Tous ici connaissent leur rôle par cœur, jouent autant qu’ils chantent, se déplacent sur tout le plateau autour de l’orchestre, même s’ils ont pour tout décor un fauteuil de velours rouge devant les premiers violons. Le spectacle est vivant, plein d’entrain et d’esprit, on se laisse d’autant plus facilement emporter par l’intrigue qu’on la connait bien, et on rit de bon cœur aux facéties et stratagèmes des deux amoureux pour gruger l’affreux Bartolo. La difficulté pour le critique est plutôt d’oublier Rossini, de faire abstraction de ce qu’il connait pour se concentrer sur ce qu’il voit et entend.
La distribution est idéale : chaque personnage semble avoir l’âge du rôle, la troupe est très soudée et les voix sont de très bonnes qualités. Le Figaro du jeune Andrè Schuen fait forte impression, tant par la qualité de la voix que la présence scénique. Né en 1986, ce baryton autrichien a reçu sa formation au Mozarteum de Salzbourg, et a déjà réussi, malgré son jeune âge, à figurer dans des productions dirigées par Rattle, Muti ou Harnoncourt ! A peine plus âgée, la soprano norvégienne Mari Eriksmoen campe une Rosine au charme un peu coquin, avec beaucoup de caractère dans la voix. Topi Lehtipuu est excellent scéniquement, mais accuse quelques faiblesses vocales : le timbre est chaud et les couleurs sont belles mais tout le registre aigu est affecté d’un vibrato serré qui nuit à l’épanouissement de la voix. Dans cette jeune distribution, Pietro Spagnoli (Bartolo) et Fulvio Bettini (don Basilio) font figure de vieux routiers. Ils sont excellents l’un et l’autre, subtilement drôle sans exagération, les voix magnifiquement timbrées, absolument parfaits dans leurs rôles.
L’interprétation de René Jacobs à la tête de l’excellent Feiburger Barockorchester met particulièrement bien en relief les qualités de la partition et assure la cohésion musicale du spectacle sans faiblir. Très imaginatif dans les récitatifs, auxquels il incorpore subtilement quelques citations subreptices, plein d’entrain et d’énergie communicative, Jacobs parvient, par un petit rappel du thème initial de l’ouverture des Noces de Figaro dans la dernière intervention du clavier, à suggérer une continuité entre ce Barbier de 1783 et l’opéra de Mozart, basée sur le deuxième volet de la trilogie de Beaumarchais, écrit moins de trois années plus tard.