Des goûts et des couleurs…Selon un ami à qui nous exprimions nos réserves sur la mise en scène d’Anna Bolena à Bergame, le pire nous attendait à La Fenice, où le même Alessandro Talevi s’en prenait à Idomeneo. Or il n’en fut rien ! Sans doute aurions-nous aimé çà et là plus de retenue, et quelques idées nous ont semblé plus convenues ou saugrenues qu’éclairantes – par exemple les images initiales qui ont évoqué pour nous Le bal des Vampires, où le comportement prêté à Arbace dans l’intimité royale, si efféminé qu’il suggère fortement que son dévouement envers Idomeneo a d’autres racines qu’une fidélité absolue à son souverain – mais dans l’ensemble la proposition fonctionne et accompagne sans hiatus la proposition musicale. Donnée en intégralité dans la version établie pour les éditions Barenreiter l’œuvre retrouve, par la direction constamment inspirée de Jeffrey Tate, la dimension monumentale qu’un jeune homme de vingt-cinq ans, bien décidé à montrer de quoi il était capable, avait voulue, et le raffinement orchestral que le compositeur prodigue à foison.
Les décors de Justin Arienti doivent s’adapter aux nombreux changements de lieu ; la difficulté est résolue par le jeu de panneaux noirs dont l’agencement ménage des focalisations différentes, et permet ainsi, avec le concours des lumières de Giuseppe Calabro, de passer de l’intimité aux scènes d’ensemble et du dedans au dehors. L’intérieur est celui du palais, où une longue galerie abrite un cabinet de curiosités, avec niches et vitrines, qui pourrait être celui d’un grand seigneur au XVIIIe siècle mais que l’omniprésence de trophées marins rattache à Idomeneo et à sa relation tourmentée avec Neptune, présent en effigie. Cette indécision temporelle, visible aussi sur les costumes de Manuel Pedretti, n’a aucun effet pervers sur la réception du texte et de la musique, car ce spectacle ne vise pas à un réalisme impossible mais à une vraisemblance suffisante pour que le spectateur croie aux personnages et s’intéresse à leur devenir. Ainsi les costumes et les coiffures différencient les Grecs et les Troyens, et même si l’on peut ne pas adhérer à l’esthétique on ne perçoit aucune intention provocatrice qui détournerait l’attention de l’essentiel, ce que transmettent la musique et le chant. L’extérieur est ce rivage où les flots en furie disent assez le courroux de Neptune, et les rouleaux qui les agitent jusqu’à l’horizon ont le charme suranné des machines en usage à l’époque de Mozart. Leur disparition, au dernier acte, confirmera que le Dieu s’est apaisé. Sur le sable où les dépouilles des victimes du monstre marin avaient reçu la bénédiction du Grand Prêtre sera célébré l’avènement d’Idamante, point de départ d’une ère nouvelle consacrée à la paix. Comment ne s’émouvoir d’entendre, dans cet éloge de la clémence que désormais il reprendra sans relâche jusqu’à son dernier souffle, la voix même de Mozart ?
Mais pour nous parvenir elle passe au prisme des interprètes. La distribution réunie, d’une grande homogénéité, démontre une fois de plus la compétence de l’équipe artistique de La Fenice. Dans le rôle-titre Brenden Gunnell est impeccable en aventurier qui rentre au bercail et ne découvre que peu à peu qui est qui et qui aime qui, quand il se prend à caresser l’esclave troyenne. Il exprime clairement le désarroi du père et l’accablement du souverain, aussi bien vocalement que scéniquement. La tessiture ne lui pose pas de problème particulier et son chant, exempt de traces d’effort ou de malaise, est d’une belle souplesse. Interprète aguerrie du rôle d’Idamante, Monica Bacelli est vraisemblablement plus à son aise qu’en 2005 à La Scala, car sur toute l’étendue la voix semble d’une homogénéité sans faille. Elle crée l’illusion de la spontanéité, de l’innocence, de la douleur, avec une maestria qui subjugue. Son Ilia donne aussi cette impression de fraîcheur et de sincérité : Ekaterina Sadovnika, naguère Pamina sur la même scène, est jeune et conduit impeccablement une voix perlée en la colorant à point nommé de pudeur ou d’émotion ou en la chargeant d’intensité pour exprimer sa détermination. La voix de Michaela Kaune ne donne pas la même impression de souplesse qui coule de source, mais Elettra n’est pas souple, ses appels amoureux sont pressants et son désespoir s’exhale violemment. Est-ce par une baisse de tension personnelle que son air de fureur final nous a semblé moins fort que celui du premier acte ? A Arbace est dévolu un air « à l’ancienne », sans influence directe sur ce qui suit alors qu’une des richesses de l’œuvre est l’intrication des airs dans la continuité dramatique grâce aux subtilités de la composition. Le ténor Anicio Zorzi Giustiniani s’acquitte brillamment, avec l’élégante aisance et la musicalité qui le caractérisent, des reprises ornementées de ce morceau de consolation. Pour le Grand prêtre de Neptune, on a fait appel à Krystian Adam, dont la voix bien projetée prend l’autorité nécessaire. Spécialisé dans la musique contemporaine mais chantant l’Orateur dans la récente Die Zauberflöte la basse Michael Leibundgut, sonorisée ad hoc, retentit comme il faut en Voix surnaturelle. Aux côtés de ces solistes de talent les choristes ne sont pas en reste et impressionnent par la qualité constante de leurs interventions.
Dans la fosse, c’est jour de fête. Les pupitres rivalisent de brio pour plaire à Jeffrey Tate, avec qui les musiciens de La Fenice ont une longue et riche relation. On resterait volontiers sans voix, à béer d’admiration, tant la sûreté de la direction révèle d’intimité entre le chef et la partition, dont il connaît et fait apparaître les moindres raffinements, ces liaisons audacieuses inventées par le jeune compositeur pour renouveler l’opera seria, ces trouvailles harmoniques ou mélodiques qui annoncent déjà les chefs d’œuvres ultérieurs. D’autant que cette battue d’une clarté constante cisèle chaque séquence mais fait avancer simultanément la grandiose architecture. Meilleure preuve de cette réussite, l’œuvre a beau être longue on ne voit pas le temps passer. Dans cette interprétation la scène finale du couronnement devient un moment empreint de la plus haute élévation spirituelle, duquel on ne peut être simplement spectateur. Eveiller le désir de faire le bien en agissant pour la concorde et la paix entre les anciens adversaires, c’est le legs de Mozart qui nous est ici intégralement transmis. Y a-t-il actualité plus brûlante et plus nécessaire ?