Le point commun entre Idomeneo et Eléazar, que Roberto Saccà a aussi interprété sur la scène du Vlaanderen Opera la saison dernière ? Un père soumis à la tentation du parricide auquel, chez Mozart comme chez Halevy, le ténor italo-allemand offre la même énergie inépuisable, le même engagement, la même obstination insensée du taureau que l’on pousse dans l’arène. Si l’on parle de taureau, c’est qu’il y a quelque chose de taurin dans la silhouette trapue de Roberto Saccà, dans son chant mâle, puissant, physique, dans les sursauts d’une bravoure jamais prise en défaut. Cet Idoménée minotaure lutte inlassablement contre un sort contraire et lorsqu’il doit plier, il ne plie pas : il meurt, en un récitatif accompagné où Mozart laisse épancher le meilleur de son jeune génie expressif. A la supposée sérénité de ses dernières phrases, se mêle l’amertume d’un timbre dont l’âpreté ne laisse pas insensible. Auparavant, les vocalises d’un impitoyable « Fuor del mar » ont été talons d’Achille quand la large palette d’effets et d’affects réservés par Mozart à l’illustre Anton Raaf – le créateur du rôle, alors âgé de 66 ans ! – agite autant de muletas stimulant une inlassable combattivité.
Un père d’une telle stature rend inévitablement pâle le fils. Renata Pokupic ne possède ni le relief, ni le grave impétueux qui pourraient tirer Idamante de sa molle fadeur. Le son est homogène, la voix d’une fraîcheur juvénile mais ce Prince crétois s’abîme dans une vaine jeunesse auprès de partenaires ô combien plus ardents. Roberto Saccà donc, et Ana Quintans, dont le soprano fiévreux devrait vite ne plus se satisfaire de l’angélisme d’Ilia. Déjà le chant, s’il a conservé cette capacité à alléger l’émission qu’exigent les notes les plus exposées, voit la pureté de son eau troublée par des couleurs chaudes et vives. Déjà, l’affrontement avec Elettra n’est plus le trop manichéen combat entre le bien et le mal mais la rivalité fatale de deux femmes amoureuses. Serena Farnocchia concilie les tempéraments opposés de la fille d’Agamemnon : l’acrimonie venimeuse et, le temps d’un « Idol mio » baigné d’inutile tendresse, la féminité mozartienne, cette capacité admirable à conduire le récit sur le souffle, tel un fil infini déroulé sans respirer d’une invisible bobine.
Est-ce en raison de sa difficulté à négocier roulades et écarts de registre qu’Anton Rositskiy a été privé de son second air, d’un intérêt pourtant supérieur au premier ? Membres du Jeune Ensemble d’Opera Vlaanderen, Adam Smith (Gran Sacerdote di Nettuno) et Leonard Bernad (La Voce di Nettuno) confirment en peu de répliques les espoirs que l’on a placés en eux.
© Annemie Augustijns
En dépit de costumes résolument contemporains imaginés par Falko Herold, la mise en scène de David Bösh préfère l’épopée à l’actualité. Sur un plateau quasiment nu, des dessins animés projetés en fond de scène replacent les héros dans leur contexte homérique. L’illisibilité de certains partis-pris altère l’impression favorable qu’aurait sinon laissée une juste recherche du mouvement. Pourquoi cet enfant sacrifié à la fin du premier acte (quand Idamante devrait être le seul promis au sacrifice) ? Pourquoi ces choristes et ce Prêtre de Neptune ensanglantés ? Pourquoi ce champ de croix au dernier acte (quand tout symbole chrétien paraît anachronique au sein d’une antiquité assumée) ? Aucune explication de texte, aucune lecture préalable de propos d’intention ne devraient être nécessaires pour comprendre une représentation d’opéra.
Mozart dirigé par Paul McCreesh n’est plus ce jeune homme insolent qui, avec Idomeneo, torpillait à l’âge de 25 ans l’opéra seria. L’approche, volontairement raisonnée du chef d’orchestre privilégie l’inventivité du discours musical à son impétuosité. À l’exception de quelques vents discordants, les forces instrumentales de l’Opera Vlaanderen trouvent dans ce choix davantage matière à s’épanouir. Le chœur se présente uni, à défaut de posséder le surcroît d’éloquence nécessaire pour placer la saisissante déploration du troisième acte – « oh voto tremendo » – parmi les plus belles pages chorales jamais composées.